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puis à trois… Aujourd’hui, vous le voyez, un seul navire rentre dans notre port, et encore à peu près vide. Hélas ! je vous le dis, la pêche de la baleine s’en va.

Nous partions d’un des ports de la Néerlande vers la fin de mars ou le commencement d’avril. Quelques baleiniers mettaient même plus tôt à la voile. Impatiens de forcer la barrière de glace qui, dans la froide saison, ferme le Spitzberg, ils s’engageaient de bonne heure dans les mers solides pour atteindre la retraite des baleines. On profitait d’un vent favorable, et, à l’aide de cordes et de scies dont on se servait pour scier la glace, on s’avançait, à travers des dangers et des peines incroyables, entre ces rochers disjoints. Les accidens et les pertes auxquels donnait lieu une navigation si laborieuse firent abandonner un tel système. Il est à la fois plus économe et plus avantageux d’attendre que le soleil ait dénoué la ceinture de glace, avant de se risquer dans ces mers dangereuses. Les bâtimens destinés à la pêche de la baleine étaient bons voiliers, solidement construits, doublés en bois, recouverts pour la plupart de lames de fer ; vous pouvez d’ailleurs en juger par celui que vous avez maintenant sous les yeux. Ces précautions étaient nécessaires pour labourer les mers du Groenland et du détroit de Davis, où nous étions continuellement exposés à la pression des glaces, aux coups de neige et à la fureur des vagues. L’équipage était composé de quarante ou cinquante hommes, parmi lesquels il y en avait de différens grades et de différentes professions. Chacun se tenait à son emploi. Ils couchaient dans des cabines placées sous l’entrepont.

Nous nous amusions fort de la consternation des apprentis à leur entrée dans ces mers ténébreuses et glacées qui ne ressemblaient à rien de ce qu’ils avaient vu jusque-là. Je regrette et je regretterai toujours une ancienne coutume qui est maintenant abolie. Le néophyte qui en était à son premier voyage se voyait initié aux mystères du cercle arctique par une cérémonie solennelle, dont se souviennent encore nos vieux marins. L’Océan, revêtu des ajustemens et des attributs convenables, se présentait lui-même à bord pour recevoir l’hommage qui lui était dû comme maître et souverain de ces royaumes. Des algues, des mousses marines, avec des huîtres, des madrépores, des étoiles-de-mer, des coquillages de toute sorte, ornaient la personne de sa majesté hyperboréenne. Parfumée avec l’essence de baleine, de morse et de phoque, elle exhalait autour d’elle cette odeur si agréable à l’épicuréisme des Groënlandais. Assise sur son char (un banc de glace) et suivie de son cortège naturel, les cétacés, les serpens de mer, en un mot tous les monstres de sa cour, elle était vraiment imposante à voir. C’était un roi, je vous jure, un vrai roi. Le tremblant adepte était alors amené en présence