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leur cœur à l’adoration d’un être invisible, c’était l’amour de la patrie absente. La vue des fleuves du Spitzberg et de la Nouvelle-Zemble, dont la bouche est obstruée par les glaces, nous faisait souvenir de la Meuse pendant l’hiver. Le chant des oiseaux qui fréquentent durant la saison d’été les îles du Groenland nous rappelait le chant des oiseaux de mer qui volent sur nos dunes, et, par une habitude toute nationale[1], nous dénichions leurs œufs sur les rochers, au risque de nous rompre le cou. La rencontre du pavillon hollandais, autrefois sans rival sur ces mers, était salué d’un navire à l’autre avec un frémissement d’enthousiasme. C’était comme une apparition de la mère-patrie. Nous songions alors à nos femmes, à nos maisons, à nos amis, dont les tranquilles figures se rassemblaient peut-être autour de la lampe au moment où il faisait jour pour nous, — un jour sans chaleur, comme celui des cœurs que le soleil de la famille ne réchauffe plus. Enfin un des besoins de l’homme faible et isolé au milieu de ces solitudes polaires, c’est d’attester pour ainsi dire son existence en gravant les traces de son passage sur des monumens plus ou moins durables. Nous longions le groupe des îles Cary en 1840, quand notre capitaine découvrit un de ces ouvrages qui fixa son attention. Une chaloupe fut mise à la mer pour examiner ce que c’était. Nous trouvâmes un entassement de pierres qui nous rappelèrent les hunnebeden que nous avions vus dans la province de Drenthe. Des lettres y étaient inscrites : d’un côté du monument, J.-J., M.-R. D., avec la date 1827 ; de l’autre côté, il y avait d’autres lettres, T. M.-D. K. Des baleiniers avaient touché cette terre en 1827, et ils avaient sans doute laissé ce témoignage de leur visite. L’homme perdu dans les solitudes polaires cherche tous les moyens d’échapper à l’oubli : c’est mourir deux fois que de périr ignoré au milieu du silence des neiges et de l’insensibilité de la nature.

Les pêcheurs de baleine n’étaient point insensibles aux scènes grandioses qui se succédaient autour d’eux. C’est à nos baleiniers que la science doit d’avoir sondé le mystère des nuits arctiques.

  1. Les tables les plus délicates de la Hollande font grand cas des œufs de mouettes et d’autres oiseaux marins, dont on ne mange cependant pas la chair. Des enfans, des femmes ramassent soigneusement ces œufs dans des paniers. Au nord du Texel, j’ai vu une grande falaise qui formait autrefois une petite île séparée, mais qui se trouve jointe maintenant à l’île principale par une digue de sable et par le terrain qu’on a gagné sur la mer de ce côté-là. Cette falaise est connue sous, le nom d’Eyerland (l’île aux œufs). La récolte de ces œufs est devenue l’objet d’un commerce qui fait vivre des familles et des populations entières. Les rochers du Groenland sont également riches en productions de la même nature, seulement il est très difficile de les atteindre. On gravit sans trop de danger ces hauteurs ; mais, arrivé au sommet, il est pénible de redescendre. On est alors obligé de glisser à plat ventre, et en s’accrochant avec les mains le long de ces pics, au bas desquels s’ouvrent des précipices affreux.