Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/738

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se jetant contre les arbres, et qu’elle va au pas dans les prairies, où le soleil vous rôtit impitoyablement.

Après cette course forcenée à travers la forêt, nous débouchâmes dans une de ces prairies immenses dont j’avais tant entendu parler. Nous ne devions pas, en marchant toute la journée, en atteindre les limites. Au bout d’une heure, nous étions perdus dans un océan d’herbes courtes et sèches où pas un buisson n’arrêtait la vue, où rien ne marquait un commencement ou une fin, où tout était immobile et muet, l’air et les oiseaux. La mer du moins a le vent et les vagues qui l’animent ; mais ce silence morne dans cette immensité sans fond emplissait mon cœur d’une vague et navrante mélancolie : j’étais mal à l’aise dans ce vide qui semblait le néant.

Vers le soir, mon cocher s’endormit ; les chevaux livrés à leur propre direction rencontrèrent un ravin et ne manquèrent pas d’y jeter notre charrette ; la secousse nous lança sur l’autre bord du fossé. « Avez-vous quelque chose de cassé ? me dit le cocher réveillé. — Non. — En ce cas, ce n’est rien. — C’est assez, car pour peu que cette façon de voyager continue quatre ou cinq jours, je ne pourrai arriver qu’en morceaux. » La nuit, qui vient sans crépuscule en ces contrées, nous surprit un instant après ; mais nous nous trouvions devant la porte d’une ferme où nous devions passer la nuit. Le chant du coq, le mugissement des bœufs, le bêlement des brebis, me firent plaisir comme si j’avais touché le port, comme si je me retrouvais en pays de connaissance. Je me croyais dans une ferme française. Un bon repas et du lait me réconfortèrent, et l’on me conduisit à mon lit. C’était un carré long fait avec des branches d’arbre ; une couverture de laine était dessus. J’y mis encore mes habits, et me couchai mort de fatigue ; mais je ne parvins pas à dormir : les pointes des branches m’entraient dans les côtes, je me tournais et me retournais pour trouver une position entre deux piquans, et le jour parut que je cherchais encore. Il fallut se lever, car l’étape à fournir était longue. Elle était de plus pénible et dangereuse ; la route passait en pleine forêt, était hérissée de troncs d’arbres et descendait en des bas-fonds que peuplaient les bêtes fauves et les gros serpens. Mon cocher, par prévoyance prit une hache, des cordes, un pistolet à six coups et une carabine ; mais moi, je n’avais pas d’armes, et je me serrai près de lui pour avoir un protecteur prompt et sûr.

En dépit de ces craintes, le plaisir de retrouver des arbres me fit bientôt oublier le péril, et je me sentis rarement plus heureux. La nature semblait épuiser ses diversités pour me dédommager de sa mortelle monotonie de la veille. Nous traversâmes d’abord plusieurs prairies (celles-là heureusement étaient petites) ; des cours d’eau bruissaient de tous côtés, et les bords étaient garnis de fleurs