Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/750

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par bonheur un arbre mort qui descendait devant lui arriva en travers sur la gorge trop étroite, s’arrêta et l’arrêta. Nous avions du temps ; je me souvins qu’il y avait sur l’autre bord une ferme à un demi-mille de distance, je me décidai et passai tout habillé le courant, non sans peine et non sans risque d’être emporté, ayant de l’eau jusqu’aux aisselles. Arrivé à la ferme, je ne trouvai personne et revins tout contrarié. Le second passage fut encore plus dangereux que le premier ; je manquai tomber dans un trou où l’eau se précipitait avec un bruit effrayant. Que faire maintenant ? Nous coupons une liane longue et épaisse ; ce sera notre harpon. Je descends dans l’eau jusqu’à la ceinture, je jette la liane sur le dos de la bête (car elle s’était retournée), et nous tirons jusqu’à nous. Tout à coup la queue se met à battre contre nos jambes ; sauve qui peut ! et nous fuyons en poussant des cris d’effroi ; nous croyons sentir à nos trousses cette gueule de dix-huit pouces armée de soixante-sept dents longues et aiguës. Enfin nous nous arrêtons. « A coup sûr, dis-je, il est très dangereusement blessé ; ces battemens de queue étaient peut-être une dernière convulsion, ou le mouvement même de l’eau que nous agitions. » Cette queue me faisait aussi venir une réflexion : c’est qu’elle était très bonne à manger et qu’elle ménagerait sensiblement nos provisions de viande séchée et fumée. Nous retournons ; mon pistolet et mon fusil étaient rechargés. Le crocodile n’avait pas bougé ; je tirai à bout portant dans les yeux et sous l’aisselle, en tremblant quelque peu. Pour le coup, il était mort. Il avait dix pieds de longueur et quatre pieds de circonférence ; il était trop lourd pour être porté à deux. L’abandonnant à moitié dans l’eau et la boue, à moitié au soleil, nous allâmes à Castroville chercher du renfort et annoncer notre victoire. Quoique les crocodiles ne soient pas rares dans la Médina, il est rare qu’on en tue. La nouvelle émut toute la ville ; un tombereau se mit en route, suivi d’une véritable procession. La distance était de six milles ; il fallut six hommes pour mettre l’animal dans la charrette ; tué le matin, il n’arriva dans notre jardin que vers le soir. En l’ouvrant, nous lui trouvâmes dans l’estomac deux pierres de la grosseur du poing, six aussi grosses que des œufs de poule, et des cailloux. Il y avait aussi sept ou huit écrevisses entières. La cuisson fut une fête. On ne mange que la partie charnue et la queue. Nous en fîmes une large distribution, mais je ne trouvai pas un bon goût à cette chair. On s’apercevait trop que l’animal était resté dans la vase pendant la plus grande chaleur du jour ; il avait aussi une forte odeur de musc qui montait à la tête et ôtait l’appétit, et qui resta dans nos habits pendant plus de huit jours.

J’emmenais quelquefois les garçons de l’école à la promenade.