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de sa pensée ont été saisies car les spectateurs assemblés, comme elles l’avaient été par le lecteur solitaire. Il semble donc que la critique n’ait plus qu’à s’incliner, et que l’arrêt du parterre et des loges lui ferme la bouche. Que dire à l’inventeur qui réussit, au poète applaudi ? Lui donner des conseils ? Il n’en a pas besoin, puisqu’il a trouvé le secret d’émouvoir et de charmer, puisque la foule a battu des mains, puisque, sans recourir aux incidens inattendus, sans exciter la curiosité, il a su attendrir les cœurs les plus rebelles, et que son œuvre, déjà connue de tous ceux qui suivent le développement littéraire de notre temps, a paru nouvelle aux oisifs et aux blasés. Cependant, même après un succès aussi incontesté, les conseils ne sont pas hors de propos. Malgré l’approbation sans réserve que l’auteur a obtenue, il n’est pas inutile de lui dire que sa pièce, excellente pour la lecture, ne satisfait pas à toutes les conditions de l’art dramatique. La donnée, habilement choisie, habilement déduite, si l’on ne tient compte que de la pensée, voudrait un cadre un peu plus animé. Je ne donne pas tort au public, je m’associe de tout cœur aux applaudissemens, mais je crois que le théâtre demande un peu moins de sobriété dans l’invention. La finesse des réparties, la délicatesse des sentimens, n’auraient rien perdu, si l’auteur eût consenti à imaginer quelques incidens. La vérité qu’il voulait mettre en lumière serait demeurée entière, et les spectateurs auraient vu sans déplaisir cette vérité mise en action. M. Octave Feuillet s’est contenté du dialogue, et je dois reconnaître qu’il n’a excité aucun regret dans l’âme du spectateur : je crois pourtant que cette méthode ne réussirait pas deux fois. Ce qui paraît simple aujourd’hui pourrait plus tard paraître insuffisant. Que l’auteur ne s’abuse pas à cet égard : la conversation la plus élégante, l’échange des sentimens les plus vrais, ne fournissent pas tous les élémens d’une comédie. Il faut absolument que les personnages soient engagés dans une action, et le Village, qu’on écoule avec plaisir, éveillerait encore de plus vives sympathies, si le dénoûement était retardé par quelques ruses poétiques. Il ne faut abuser de rien, pas même de la simplicité. M. Octave Feuillet ne peut être embarrassé du conseil que nous lui donnons ; il sait inventer quand il veut.

Si l’auteur du Village, qui n’était pas d’abord destiné à la scène, n’a pas fait tout ce qu’il pouvait faire pour obéir aux lois de l’art dramatique, il y a dans son œuvre des qualités précieuses que la critique doit étudier avec soin et signaler à tous ceux qui écrivent pour le théâtre. Les personnages, qui n’agissent pas, sont des modèles de vérité, ils intéressent, ils émeuvent par la sincérité de leurs pensées, ils ne prononcent pas une parole qui ne soit ratifiée par le cœur ou par l’intelligence. Cette œuvre, incomplète au point de vue scénique, mérite les encouragemens de tous les hommes lettrés, de tous ceux qui voient dans le théâtre autre chose qu’un délassement, parce qu’elle a réussi sans autre secours que celui de l’analyse philosophique, et le parti choisi par M. Octave Feuillet a pour moi d’autant plus d’importance que l’auteur sait cacher l’enseignement sous l’émotion. Il ne prend jamais le ton didactique ; les leçons qu’il nous donne ne se présentent jamais sous la forme d’argumens, ce qui est, à mon avis, un grand mérite. Je pense donc que nos auteurs dramatiques agiraient sagement en étudiant les procédés qui ont assuré le succès du Village. Ils auraient tort sans doute de vouloir