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de ses habitudes casanières. Exalté par les récits de son camarade, il conçoit le projet de s’émanciper et de courir le monde à son tour ; mais comment annoncer à sa femme un projet si hardi ? Il a beau vanter son courage, il n’oserait jamais affronter l’étonnement et la douleur de Mme Dupuis. Rouvière, en ami dévoué, prend sur lui tous les embarras d’une telle révélation. Il attendra de pied ferme la matrone de Saint-Sauveur-le-Vicomte, et lui annoncera pour le soir même le départ de son mari. Pendant qu’il expliquera de son mieux la nécessité de ce voyage inattendu, Dupuis fera sa malle.

Tout s’accomplit de point en point selon les termes du traité. Mme Dupuis revient de l’église et se trouve seule avec Rouvière. Aux premières paroles qu’il lui adresse, elle ne répond d’abord que par l’incrédulité ; puis, quand le doute ne lui est plus permis, quand l’évidence a dessillé ses yeux, elle fond en larmes ; elle n’accuse pas son mari d’ingratitude, elle n’accuse qu’elle-même et la médiocrité de son intelligence. Plus d’une fois déjà elle s’était demandé si le bonheur qu’elle ressentait était un bonheur partagé. Puisque son mari veut partir, puisqu’il a besoin de distractions, puisque l’affection de sa vieille compagne ne lui suffit pas, sa défiance était légitime, elle avait raison de s’inquiéter : elle était seule heureuse. Qu’il parte donc pour un an, pour deux ans, qu’il revienne au logis après avoir demandé à l’agitation les joies que le repos n’a pu lui donner : elle souffrira sans doute, mais elle souffrira sans se plaindre, car elle se rend justice, et comprend qu’elle est trop peu de chose pour remplir la vie de son mari. En parlant de sa douleur et de sa résignation, elle se révèle sous un aspect tout nouveau. La matrone dévote qui tout à l’heure semblait étrangère à toute émotion, qui recommandait ses confitures et son macaroni, et demandait grâce pour les importunités de sa chatte, grandit et se transfigure. Elle trouve, pour l’expression de ses regrets et de sa soumission à la volonté divine, des accens qu’un poète ne désavouerait pas. Rouvière, après lui avoir résisté en esprit fort, en essayant de la railler, se laisse attendrir. Il s’étonne, il admire, il ose à peine insister sur l’accomplissement du projet que sans lui Dupuis n’aurait jamais conçu. Le vieux notaire reparaît avec sa malle faite. Les chevaux sont attelés. Tout est prêt pour le départ des deux amis, quand tout à coup Rouvière jette les yeux sur un calendrier. À pareille époque, le 12 janvier, il y a cinq ans, il était seul dans une chambre d’auberge, à Peschiera, et voyait la mort approcher ; trop faible pour parler, il sentait l’abandon dans toute son amertume. Au pied de son lit, un prêtre agenouillé murmurait des prières ; à son chevet une vieille femme, un jeune médecin, tous deux également indifférens, s’entretenaient à voix basse ; pas une larme, pas un regret. Ce cruel souvenir est demeuré dans sa mémoire, et ne s’effacera jamais. Cette mort solitaire, loin des siens, loin de ses amis, lui est apparue comme un châtiment providentiel. Il n’a vécu que pour lui-même, il n’a connu ni le devoir, ni le dévouement : n’est-il pas juste qu’il meure oublié de tous ? L’entretien une fois amené sur ce terrain, tout projet de voyage s’évanouit bientôt. Rouvière ne songe plus à enlever son vieil ami, et achèvera ses jours à Saint-Sauveur-le-Vicomte. Il prendra sa part de bonheur et de repos au foyer domestique, et quand la mort viendra frapper à sa porte, il aura, pour lui fermer les yeux, la main d’un ami.