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son évidence, il évite avec soin, je dirais volontiers avec obstination, tout ce qui pourrait ressembler à de l’adresse. Le Village, qui me suggère ces réflexions, traité selon la méthode accréditée aujourd’hui, n’offrirait sans doute plus le même intérêt ; mais M. Feuillet a trop bien prouvé la délicatesse de son esprit pour que nous redoutions de sa part l’emploi des incidens vulgaires.

Je n’insisterais pas sur l’extrême simplicité du Village, si l’auteur n’était à mes yeux un des écrivains les mieux méritans de la littérature contemporaine. Malgré la bienveillance que le public lui a toujours témoignée, malgré l’accueil empressé fait à ses premiers débuts, il n’a jamais gaspillé son talent. Il n’improvise pas, n’abandonne rien au hasard. Tandis que tant d’esprits heureusement doués s’énervent en se prodiguant, il médite lentement chacune de ses œuvres, et ne cherche pas à les multiplier sans mesure. Il appartient à une famille littéraire qui n’est pas nombreuse, où le contentement de soi-même, le respect de la dignité personnelle passent avant la popularité. Sans renoncer à ces traditions excellentes, il pourrait, je n’en doute pas, nous offrir sa pensée sous une forme plus savante. Les habiles qui n’ont que de l’habileté, qui ne prennent pas le temps d’observer, ou ne savent pas lire au fond des caractères, mettent l’étonnement au-dessus de la vérité. M. Feuillet, qui possède un regard pénétrant, un esprit droit, ne tient pas assez de compte des artifices légitimes de l’invention dramatique. Quand il tient une donnée vraie, il néglige trop souvent d’exciter l’attention en inquiétant l’esprit des spectateurs. Il laisse deviner trop facilement le but qu’il se propose et la route qu’il suivra. Dans la composition de ses ouvrages, il pousse la loyauté jusqu’à l’indiscrétion. Chacun sait si bien où il va, par quel sentier il passera, que parfois l’auditoire devine les paroles qui ne sont pas encore prononcées. Quand je dis les paroles, je vais trop loin peut-être, car l’auteur du Village écrit d’un style qui lui appartient ; mais on devine au moins quelques-unes de ses pensées. Il ne tiendrait qu’à lui de concilier la curiosité, l’inquiétude de l’auditoire avec l’étude des caractères, l’analyse des sentimens et la vérité de l’action.


Les débuts de M. Rouvière dans Britannicus et de M. Lafontaine dans le Cid, sont venus confirmer bien tristement ce que nous disions, il y a quelques semaines, des prétentions familières aux comédiens. M. Rouvière a voulu rajeunir le rôle de Néron, M. Lafontaine a tenté de transformer le rôle du Cid. Tous deux ont eu la prétention de révéler au public le sens ignoré jusqu’ici des personnages qu’ils étaient appelés à représenter. On pourrait s’égayer de leur déconvenue, si l’erreur qu’ils ont commise était un fait isolé ; mais dans la profession qu’ils ont embrassée, cette erreur est si fréquente, qu’elle ne peut s’expliquer que par une épidémie d’orgueil, et c’est pour la société moderne un triste symptôme que les comédiens s’attribuent le droit de refaire à leur guise les œuvres de Corneille et de Racine. Personne n’avait encore compris Néron et don Rodrigue. Depuis deux cent vingt ans, le Cid était demeuré lettre close. M. Lafontaine s’est chargé de nous l’expliquer. Les hommes studieux qui ont lu le Romancero croyaient follement que don Rodrigue était doué d’un caractère ardent, chevaleresque, et même un peu vantard. Ils ne mettaient pas en doute la grandeur de ses sentimens, mais