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et dont tous les acteurs principaux vivaient encore. Son plan arrêté, Hume se mit à l’œuvre avec l’activité et l’application opiniâtres qu’il apportait dans ses travaux littéraires, et au bout de deux années, en septembre 1754, il publia à Edimbourg le premier volume, qui s’arrête à la mort de Charles Ier. Laissons Hume raconter lui-même l’accueil fait à son livre.


« J’avais, je dois l’avouer, grande confiance dans le succès de cet ouvrage. Je me croyais le seul historien de mon pays qui n’eût tenu aucun compte du pouvoir dominant, de l’intérêt ou de la faveur, de l’influence des préjugés populaires, et comme le sujet était à la portée de tous les esprits, je comptais d’autant plus sur l’approbation universelle. Je fus cruellement désappointé. Ce ne fut qu’un concert de reproches, de blâme et même d’animadversion; Anglais, Écossais et Irlandais, whigs et tories, anglicans et dissidens, incrédules et dévots, patriotes et courtisans se réunirent dans la même fureur contre l’homme qui avait osé verser une larme généreuse sur le sort de Charles Ier et du comte de Strafford. Ce qu’il y eut de plus mortifiant, c’est qu’après la première explosion de colère le livre sembla tomber dans l’oubli. M. Millard m’a dit qu’en douze mois il n’en vendit pas plus de quarante-cinq exemplaires. C’est à peine si j’appris que dans les trois royaumes il y eût un homme un peu considérable par le rang ou par le savoir qui pût supporter mon livre. Je dois en excepter le primat d’Angleterre, le docteur Herring, et le primat d’Irlande, le docteur Stowe. et ces deux exceptions paraîtront singulières. Ces prélats éminens m’écrivirent tous les deux de ne me pas décourager. J’avais cependant perdu courage, je dois l’avouer, et si la guerre à ce moment n’eût éclaté entre la France et l’Angleterre, je me serais certainement retiré dans quelque ville de province en France, j’aurais changé de nom et je n’aurais jamais remis les pieds dans mon pays natal; mais comme cela n’était pas possible, et comme mon second volume était fort avancé, je me résolus à prendre courage et à continuer. »


Un homme d’esprit a soupçonné, non sans raison, qu’il y avait dans ce récit de Hume un peu de malice et beaucoup d’orgueil. Hume, écrivant ses mémoires à la fin de sa vie et lorsque sa réputation était à l’apogée, a un peu chargé le tableau, afin d’établir un contraste plus piquant entre l’accueil fait à son premier volume et l’immense succès que finit par obtenir son histoire. Hume n’avait qu’une passion, mais qui absorbait toute la puissance de son âme : c’était celle de la gloire littéraire. Il avait donc au plus haut degré cette sensibilité maladive qui est le partage de tous les auteurs, et ne réussir qu’à demi ou aux trois quarts lui paraissait un insupportable échec. Si l’on en croyait ses mémoires, tous ses livres seraient tombés à plat : il n’en est aucun pourtant qui n’ait eu plusieurs éditions. Cette fois il fut d’autant plus sensible aux critiques, que son livre lui avait coûté plus de soins et de peines, et que ses espérances avaient été plus grandes; néanmoins il y a beaucoup à rabattre