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le premier chapitre. Nina Gordon a dix-huit ans ; orpheline de bonne heure, elle a été élevée en enfant gâté et en maîtresse absolue au milieu des esclaves, puis son oncle l’a envoyée passer quelque temps à New-York pour y voir le monde. C’est à son retour de New-York que nous la trouvons causant avec Harry à qui elle rapporte beaucoup de mémoires à payer, et à qui elle raconte qu’elle est, selon l’expression anglaise et américaine, engagée à trois amoureux à la fois. Nous avons dit les liens secrets qui unissent Harry à Nina, et cet avertissement n’était peut-être pas inutile pour faire admettre la familiarité des deux personnages. La jeune fille est occupée à déballer ses caisses, à chercher ses notes, à essayer tous ses chapeaux, et elle dit à Harry :

« — Tiens, c’est le jour que j’avais ce chapeau-là, à l’opéra, que je me suis engagée.

« — Engagée, miss Nina ?

« — Mais certainement, pourquoi pas ?

« — Cela me paraît si sérieux, miss Nina !

« — Sérieux, ha ! ha ! ha ! dit la jolie créature en s’asseyant sur un des bras du canapé et faisant voltiger son chapeau. Après cela, c’était sérieux pour lui ; je l’ai rendu sérieux, je vous assure.

« — Mais est-ce bien vrai, miss Nina ? Êtes-vous réellement engagée ?

« — Mais je vous dis que oui, à trois à la fois, et je veux rester comme cela jusqu’à ce qu’un des trois me convienne le mieux ; encore il est bien possible que je n’en prenne aucun des trois… Je les ai pris à l’essai, vous savez… Il y a M. Carson, un vieux garçon riche, d’une politesse désespérante, un de ces petits hommes tirés à quatre épingles qui ont toujours des cols si éclatans, des bottes si luisantes et des sous-pieds si tendus ! Il est riche, et je lui ai absolument tourné la tête. Il n’a pas voulu m’entendre lui dire non, alors je lui ai dit oui pour avoir la paix ; puis il est très commode pour l’opéra, pour les concerts, et tout cela…

« Le second, c’est George Emmons. C’est un de ces hommes à l’eau de rose, vous savez, qui ressemblent à du sucre candi et qui ont l’air bons à manger. C’est un avocat de bonne famille ; on en dit beaucoup de bien, et ainsi de suite. On dit qu’il a des moyens ; je n’en suis pas juge. Tout ce que je sais, c’est qu’il m’ennuie à mort ; il me demande toujours si j’ai lu ceci ou cela ; il me marque des pages dans des livres que je ne lis jamais. Il est du genre sentimental, écrit des lettres romanesques sur du papier rose, et toute sorte de choses comme cela.

« — Et le troisième ?

« — Le troisième, eh bien ! voyez-vous, je ne l’aime pas, mais pas du tout. C’est un être insupportable ; il n’est pas beau, il est fier comme Lucifer, et je ne sais réellement pas comment il s’y est pris pour me faire m’engager. Ç’a été par accident. Il est véritablement bon cependant, trop bon pour moi, voilà le fait ; mais j’ai un peu peur de lui.

« — Et son nom ?

« — Il s’appelle Clayton, Edward Clayton pour vous servir. C’est du genre fier, avec des yeux profonds, qui ont l’air d’être dans une cave, et des cheveux d’un noir ! et un regard triste, tout à fait byronien. Il est grand, un