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dans une des familles les plus anciennes et les plus considérables de la Virginie, qui avait fini par tomber presque dans la pauvreté. La fille de la maison s’était, à l’âge de quinze ans, laissé enlever par un aventurier ; ses parens l’avaient reniée, et elle n’avait emporté avec elle de la maison de ses ancêtres qu’un vieux nègre qui déplorait sa mésalliance autant qu’eût pu le faire le chef de la famille, mais qui était fanatiquement et religieusement dévoué à la fille des Peyton. La jeune femme avait parcouru rapidement toute l’échelle de la misère et de l’abandon ; son mari la quittait pendant des mois entiers pour aller courir les grands chemins et les tavernes, et c’étaient peut-être les intervalles les moins malheureux de sa vie. Au milieu de toutes ses épreuves, elle n’avait été soutenue, consolée, nourrie, que par son vieil esclave. Tiff avait été sa providence et celle de ses petits enfans.


« Tiff s’était même humilié au point de reconnaître pour son maître un homme qu’il regardait comme d’une position très inférieure à la sienne, car, tout nègre et tout biscornu qu’il fût, il était profondément convaincu que le sang des Peyton coulait dans ses veines, et que l’honneur des Peyton était confié à sa garde. Sa maîtresse était une Peyton, ses enfans étaient des Peyton, et même le petit paquet enveloppé de flanelle qui dormait dans le berceau était un Peyton ; quant à lui, il était Tiff Peyton… Le mari, il le regardait avec une sorte de mépris poli et protecteur. Il lui voulait du bien, il se croyait obligé de pallier sa conduite autant que possible ; mais il y avait des momens d’abandon où Tiff, levant solennellement ses lunettes, se prenait à dire que, dans son opinion personnelle, « il n’y avait rien à attendre de gens de cette classe… »

« Tiff était un de ces bons vieux êtres qui restent en si bonne intelligence avec la nature entière, que jamais ils ne manquent de la nourriture première. Le poisson allait toujours au-devant de l’hameçon de Tiff, quand il ne mordait jamais aux autres ; les poules pondaient toujours exprès pour lui, et lui caquetaient à l’oreille l’endroit où elles avaient mis leurs œufs. Pour lui, les dindons glougoutaient et se pavanaient, et pour lui ils produisaient des couvées de poussins dodus. Toutes les espèces de gibier, depuis l’écureuil jusqu’au lapin, avaient l’air de venir avec un vrai plaisir se jeter dans ses pièges, de sorte que là où tout autre serait mort de faim, Tiff jetait les yeux autour de lui avec une calme satisfaction, regardant la nature entière comme son garde-manger, dans lequel ses provisions n’avaient des habits de fourrure et ne marchaient sur quatre pattes que pour l’unique fin de se conserver jusqu’à ce qu’il fût prêt à les consommer. Aussi Cripps (le mari de sa maîtresse) ne revenait-il jamais à la maison sans s’attendre à y trouver quelque bon morceau, même lorsqu’il venait de boire son dernier dollar à la taverne. Cela arrangeait Cripps. Il trouvait que Tiff faisait son devoir, et de temps en temps il lui apportait quelque misérable objet de pacotille en témoignage de son estime. Les lunettes qui faisaient le principal ornement de Tiff lui étaient venues de cette façon ; les verres étaient tout simplement du