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Christ est né à Bethléem,
Christ est né à Bethléem
Et a été mis dans une étable. »

La scène qui se passe dans cette cabane est des plus touchantes. Tiff fait le feu, fait manger l’enfant, arrange le lit, donne à boire à la malade, qu’il soutient sur son bras, et quand celle-ci s’écrie : « ô mon brave Tiff ! mon vieux fidèle Tiff ! que deviendrais-je sans toi ? » le vieux nègre éclate en sanglots et noie ses grandes lunettes dans des flots de larmes. Alors arrive le mari, de retour d’une de ses courses à travers le pays. Il entre dans la chambre en tapageur et respirant l’alcool ; il ne se doute pas des regards furibonds que le vieux Tiff lui jette à travers ses lunettes ; il mange tout le souper que Tiff avait préparé pour sa maîtresse, veut faire prendre du whiskey au petit garçon et de l’élixir à la mourante, puis finit par se jeter sur le lit et s’endormir d’un sommeil bruyant.

« Tiff, qui promenait le petit enfant dans ses bras, vint alors près du lit et s’assit. « Miss Suzanne, dit-il, cela ne sert à rien de vouloir lui parler. Je ne veux rien dire d’irrespectueux, miss Sue, mais voyez-vous, ceux qui ne sont pas nés comme il faut, on ne peut pas leur demander les mêmes sentimens qu’à nous autres qui sommes des vieilles familles. Ne vous tourmentez pas, laissez faire le vieux Tiff. Il vient toujours à bout de tout ce qu’il veut, le vieux Tiff. Ha ! ha ! ha ! miss Fanny fait déjà ses lettres, et je dirai à monsieur de lui acheter des livres. Et puis il y a une demoiselle qui vient d’arriver à la Grande-Plantation, et qui a fait son éducation à New-York ; j’irai la voir pour la consulter et pour faire aller les enfans à l’église, et toutes ces choses-là… Voyez-vous, miss Sue, moi aussi je suis en route pour la terre de Canaan, et certainement je n’irai pas sans emmener les enfans avec moi. Les enfans avec Tiff, et Tiff avec les enfans, je ne sors pas de là… »

Cependant cette nuit est la dernière de la malheureuse femme. Le vieux Tiff ne tient plus dans ses larges mains que les mains froides d’une morte ; il pousse des cris déchirans qui éveillent son maître, et, voyant qu’il n’y a rien à faire de lui, il se prépare à aller à la Grande-Plantation, chez Nina Gordon, afin de faire ensevelir décemment sa maîtresse.

« Tiff passa par-dessus ce qu’il avait de vêtemens une grande redingote de laine avec de longues basques et d’énormes boutons qu’il ne revêtait que dans les occasions solennelles. S’arrêtant sur la porte avant de sortir, il regarda Cripps du haut en bas, avec un air de mépris mêlé de pitié, et lui dit : « Je m’en vais, monsieur, et je reviendrai le plus tôt possible. Faites-moi le plaisir de vous conduire décemment, tâchez de renoncer au whiskey une fois dans votre vie, pensez à la mort, au jugement dernier, à l’éternité… Faites une fois comme si vous aviez un peu de ça en vous, comme devrait faire un homme qui a épousé une fille de la meilleure famille de la Virginie. Pensez à votre fin dernière ; votre pauvre vieille âme ne s’en trouvera pas plus mal. N’éveillez pas les enfans avant que je revienne, ils auront toujours le temps d’apprendre la souffrance. »

« Cripps écoutait cette allocution d’un air stupide et abasourdi, regardant tantôt le lit, tantôt le vieillard… »