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mence, ils n’épargneront personne ; ne lâchez point le tigre, car rien ne pourra plus l’arrêter ! »

C’est la première fois que Dred est en scène, et que nous le voyons sortir de sa retraite, les dismat swamps, ou les marais maudits, ce qui est la meilleure traduction qui ait été faite du mot. Les swamps sont des marécages qui bornent à l’est les états du sud. La nature y est dans un désordre si exubérant, que les hommes ont renoncé à la dompter, et ces espaces abandonnés sont le refuge et l’antre des nègres fugitifs. C’est la difficulté de les y poursuivre qui a donné naissance à une industrie toute particulière aux États-Unis, celle des chiens dressés à la chasse du nègre. Cette chasse est une profession, tout comme le barreau, le clergé et autres carrières libérales.

Dred, qui donne son nom au livre, est un nègre de proportions surnaturelles. Il est destiné à représenter le type idéal de la race ; il est d’un noir d’ébène et poli comme le marbre, de formes herculéennes, et habitué à vivre de sauterelles, comme saint Jean dans le désert. Saint Jean, le précurseur, est en effet le modèle dont il se rapproche le plus ; il en a la grandeur sauvage et l’enthousiasme exalté. L’auteur a rattaché son héros à un épisode de l’histoire des États-Unis, à la conspiration des esclaves de la Caroline du sud. Cette conspiration était menée par un homme de couleur appelé Vesey, qui, ayant gagné 7 ou 8,000 francs dans une loterie, avait acheté sa liberté. Cinq des principaux conjurés furent découverts, jugés et exécutés ; ils moururent en silence et emportèrent avec eux les noms de leurs complices ; mais cet éclair jeté dans les profondeurs et dans les souterrains de l’esclavage porta une telle terreur parmi les maîtres, qu’il fut un instant question de proclamer l’émancipation des noirs.

L’auteur a fait de Dred le fils de Vesey. Le jeune esclave avait assisté à l’exécution de son père, et, dit le récit, « ce souvenir était tombé dans les profondeurs de son âme comme une pierre tombe dans le fond d’un sombre lac des montagnes. » Dred, après avoir passé pendant quelques années de maître en maître, brisa sa chaîne et se réfugia dans les swamps, n’emportant avec lui qu’une Bible, héritage de son père. Ce livre fut son seul trésor, presque sa seule nourriture ; il y puisa l’esprit surnaturel et divinatoire et l’ivresse apocalyptique.

Dred était donc devenu pour les noirs une espèce de prophète et de libérateur. Il s’était créé dans les marécages des asiles impénétrables où il recueillait les fugitifs ; il avait des intelligences secrètes avec toutes les plantations de la frontière, et il était le chef tacitement reconnu de tous les proscrits.