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par les princes étrangers. L’inégalité comique qui se rencontre entre la grandeur des colères et la frivolité habituelle des causes qui les motivent, la disproportion constante entre la profondeur des plaies et l’inefficacité des remèdes n’est pas seulement le caractère principal de son œuvre; c’est encore l’un des signes les plus éclatans de la stérilité de la pensée et de l’anéantissement de tout esprit public dans ce monde, quand on le confine tout entier dans l’isolement d’un palais. Ce n’est pas incidemment toutefois qu’il faut toucher à une telle question : je me propose de l’aborder bientôt avec tous les développemens qu’elle comporte, car, dans une série d’études sur les historiens de Louis XIV, on ne s’étonnera point si je réserve à Saint-Simon la première place.

Le petit nombre d’esprits supérieurs élevés dans cette société qui allait passer sans transition des débats sur la bulle unigenitus aux débordemens de la régence avaient l’instinct de leur propre abaissement et des prochaines épreuves de la France, mais aucun ne pénétrait la cause véritable de cette universelle prostration, nul ne comprenait qu’une aristocratie réduite à des honneurs sans pouvoirs devient une caste inutile et bientôt odieuse, et que des services journellement rendus au pays sont nécessaires pour faire accepter des distinctions contre lesquelles se soulèvent les plus indomptables penchans de la nature humaine. On vivait dans le vide sans aspirer à reprendre des racines au sein de la nation, sans concevoir à peine un regret ou un soupçon de les avoir perdues. Quelque fréquente qu’eût été l’intervention nationale dans le gouvernement du pays durant les trois derniers siècles, le souvenir en était tellement oblitéré parmi les plus prévoyans, qu’aucun n’allait même jusqu’à soupçonner qu’il pourrait se présenter des circonstances où cette intervention devrait être réclamée. Chose à peine croyable si elle n’était si authentiquement attestée : ce fut l’Europe qui, à l’étonnement de toutes les classes de la société, crut avoir intérêt à rappeler à la France, aux derniers momens du règne de Louis XIV, qu’elle s’appartenait encore à elle-même, et ne s’était pas livrée aussi pleinement qu’elle le prétendait au caprice et au bon plaisir du souverain. Tout le monde sait que, pour donner plus de force aux doubles renonciations souscrites pour les couronnes de France et d’Espagne et pour engager la nation dans les stipulations de l’acte diplomatique qui allait enfin rendre la paix au monde, plusieurs des plénipotentiaires d’Utrecht réclamèrent avec une vive insistance le concours des états-généraux du royaume, et qu’ils ne reculèrent que devant l’impossibilité d’amener le roi à une extrémité qui lui était odieuse, et devant la tâche presque ridicule de faire revivre au profit de l’étranger une institution oubliée par le pays.

Le pouvoir illimité du monarque devint donc la religion de la