Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/219

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le règne le plus long et le plus glorieux de la monarchie. Cinquante années d’un pouvoir absolu non moins consacré par les mœurs que par les lois aboutirent à former ce conseil qui aurait achevé la France, si le ciel n’avait fait sortir son salut d’une révolution inespérée dans la politique anglaise, et si au milieu de ces médiocrités il ne s’était par hasard rencontré un dernier neveu de Colbert pour saisir l’ancre de miséricorde que jetait à Louis XIV son implacable ennemie. Sans être un grand ministre, sans être même un grand esprit, ce que les temps ne comportaient plus, M. de Torcy possédait les qualités les plus précieuses pour sauver une nation en détresse, car il était doué d’une patience que ne décourageait aucun affront et d’une habileté qui profitait de toutes les chances. On sait comment un caprice de la reine Anne délivra la France, qui, dans l’épuisement de toutes ses ressources et la prostration générale des esprits et des cœurs, n’avait plus à opposer aux agressions de l’Europe que la magnanimité de son souverain.

La mémoire de ce règne devra demeurer éternelle, puisque la France lui doit, avec l’extension de ses frontières, la fixation de sa langue et la domination intellectuelle du monde; mais, sans avoir le goût des partis pris en histoire non plus qu’en politique, j’affirme que les événemens qui en remplissent le cours conduiront tous les esprits sincères à la plus éclatante condamnation du système politique qui triompha sous Louis XIV, et qui prépara si tristement sous son successeur la chute même de la monarchie. Ce système fut jugé par l’état moral et matériel de la France en 1715, au moment où tomba avec son roi la dernière grandeur qu’elle contînt dans son sein; il fut jugé lorsque les déréglemens de la régence succédèrent à d’hypocrites démonstrations, que l’on quitta les dévotions de Saint-Cyr pour courir aux tripots de la rue Quincampoix, et que la nation passa sans transition des disputes du jansénisme à tous les délires du lucre et de l’impiété.

C’est bien moins par les choses accomplies que par les hommes et les idées qu’elles laissent après elles qu’il faut apprécier les diverses époques, et je tiendrais l’histoire écrite à ce point de vue-là comme beaucoup plus juste et certainement aussi comme beaucoup plus utile. Les grands actes s’opèrent souvent par des instrumens formés sous des influences très contraires à celles qui les mettent en œuvre; ils se déroulent alors comme le résultat fatal d’impulsions antérieures, et on les voit profiter à qui n’aurait pu les produire. Les hommes et les idées au contraire sont les fruits propres du temps et comme les témoins vivans des institutions qui les ont façonnés. Ce sont ces témoins-là que chaque gouvernement et chaque époque traînent après soi devant la postérité, et par eux celle-ci statue en dernier ressort sur la valeur des doctrines et des influences qui pré-