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pas hésité à confier l’autorité à des gens de hart et de corde dont les antécédens étaient de nature à intimider les plus récalcitrans. Si l’on avait pendu tous ceux qui méritaient la corde, on aurait commencé par les autorités, suivies d’un bon nombre de juges, d’avocats, de docteurs; le shérif de Brownsville eût été pendu le premier. C’était un homme d’une haute stature, aux propositions herculéennes; sa figure avinée était impassible et sauvage. Lorsqu’il partait à la poursuite d’un malfaiteur, on n’était pas sûr qu’il le ramènerait, mais on était sûr que le malfaiteur ne reviendrait pas. Un jour qu’il avait couru après un voleur, le marchand volé lui demanda à son retour s’il l’avait trouvé. « Oui, répondit froidement le shérif. Je n’ai pu l’amener; mais c’est égal, il ne volera plus.» Bientôt après, on découvrit dans un chaparal (grand bosquet) le cadavre du voleur avec une balle dans le cœur. Les honnêtes gens ne pouvaient du moins trouver un justicier plus énergique.

La prison de Brownsville était une petite cabane de planches, en face de l’église, et entourée d’une haie de broussailles. Quoique tous les prisonniers fussent enchaînés, les évasions n’étaient pas rares. Pour les rendre moins nombreuses, le shérif confia la garde des prisonniers à deux blood-hounds, espèce de bull-dogs d’une férocité proverbiale dont les Américains se servirent contre les Indiens dans la guerre de la Floride. La nuit, on les mettait en liberté dans l’enceinte de la prison. Plusieurs fois, comme je revenais de visiter les prisonniers malades, ils franchirent la haie, me poursuivirent, et je ne dus mon salut qu’à la rapidité de ma fuite. J’allai trouver le shérif, lui demandant d’attacher ses chiens quand je devrais rentrer la nuit, ou du moins de les empêcher de s’échapper sur la voie publique. Il rit beaucoup. Alors je lui dis : « Mon cher shérif, je ne me sauverai plus; la première fois que vos chiens m’attaqueront, je les tuerai tout net. — Ah! ah! vraiment?» Et il s’éloigna en riant d’un air incrédule et narquois. Quelques jours après, j’étais appelé vers onze heures du soir au chevet d’un moribond; j’y allai, mon pistolet dans ma poche et mon assommoir (life préserver) à la main. Les chiens m’assaillirent; en deux secondes, j’avais brisé le crâne de l’un, qui mourut sur le coup, et la mâchoire de l’autre, qui s’enfuit en hurlant. Le lendemain matin, le shérif arriva chez moi furieux, avec un fouet qu’il n’avait pas l’intention de laisser inutile. « C’est vous qui avez assommé mes chiens? — Oui. » Il leva son fouet; mais je tirai mon pistolet et le lui appliquai sur la poitrine : « Shérif, si vous tenez à votre vie, traitez-moi en gentleman. » Son fouet lui tomba des mains, sa colère s’apaisa : il essaya de sourire. «Voyons, shérif, lui dis-je, restons amis. — De grand cœur, répondit-il en me serrant vigoureusement la main. Ah ! vous êtes un homme... Je suis content