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moins aussi grande chez ce peuple que la force de la volonté. Les Anglais ont le goût pratique de l’agriculture, et ils poussent ce goût jusqu’à ses dernières limites ; mais ils ont aussi un naïf et sauvage amour de la nature, qui ne se trouve à ce degré chez aucune autre nation. Ils sont très durs, très froids, et cependant ils ont une timidité d’enfant, une tendresse de femme qui se révèlent parfois de la manière la plus charmante et la plus inattendue. Ils sont grands voyageurs, cosmopolites d’habitude, et en même temps essentiellement sédentaires, faits pour la vie domestique ; leur corps est partout, si nous pouvons parler ainsi, leur âme reste toujours anglaise. Ils ont des préjugés cruels, un pharisaïsme inique, et pourtant aucun peuple ne possède un tel amour de la justice, et dans aucun pays il ne se commet moins d’iniquités. Ce sont de véritables hommes libres, d’une indépendance farouche, et néanmoins ils sont plus soumis, plus obéissans que s’ils avaient été élevés toute leur vie sous un absolutisme paternel ou selon le code des jésuites du Paraguay. Leur égoïsme est devenu proverbial, ils sont avides, rapaces, absorbans, oui, mais ils sont capables aussi des affections les plus passionnées et de dévouemens à outrance. Leur gouvernement, leurs lois, leurs mœurs sont enveloppés de formes surannées, et offrent encore à l’univers comme un musée vivant du moyen âge ; ils n’en sont pas moins le peuple moderne par excellence. Arrangez comme il vous plaira toutes ces contradictions. L’embarras est grand quand on essaie de ramener à l’unité tant de phénomènes opposés ; on risque de se laisser égarer par les détails, d’observer trop minutieusement, de se laisser séduire par trop de faits passagers et sans importance fondamentale. Le sagace et subtil Emerson n’a pas échappé lui-même à ces dangers ; son livre sur le caractère anglais abonde en pensées fines et en détails presque tous vrais, qu’il est allé chercher jusque dans les profondeurs de l’âme anglaise, mais qui ne sont que des détails. La question principale : pourquoi l’Angleterre est-elle ce qu’elle est, et en vertu de quelle qualité ? que représente-t-elle dans le monde ? question qui seule pouvait ramener à l’unité tous ces détails ingénieux, se sent partout, mais n’est formulée nulle part. Le livre d’Emerson a une logique secrète qui suppose que le lecteur est d’avance d’accord avec lui sur les points fondamentaux, et que la controverse ne peut rouler que sur des détails : il n’a pas de logique visible et méthodique. Il semble s’adresser spécialement à un public d’Anglo-Saxons qui n’ont pas besoin qu’on leur apprenne le rôle qu’ils jouent dans le monde, et qui connaissent, par l’instinct du sang, les qualités propres à leur race ; aussi est-il plus capable de faire rêver que d’instruire réellement.

Nous essaierons, à l’aide de ce guide subtil et à la lumière de ces