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ils n’ont fait que développer en mieux leurs qualités et leurs instincts. Leurs pères étaient anarchiques, ils sont libres et indépendans ; leurs pères étaient marins et pirates, ils sont marins et commerçans ; leurs pères étaient fermiers, pêcheurs, chasseurs, ils sont encore fermiers, pêcheurs et chasseurs ; leurs pères voyaient le monde animé par des légions de travailleurs invisibles nommés trolls ou nains, ils ont réalisé ce rêve de leurs pères et ont fait de l’Angleterre un royaume de trolls étonnamment actifs. Ces barbares scandinaves, si féroces et si sanguinaires, avaient sous cette dureté extérieure un cœur accessible aux sentimens les plus chastes et les plus délicats ; ils avaient l’amour du foyer domestique, le respect de la famille. Les Anglais modernes ont conservé ces sentimens, et y ont ajouté tout ce que la civilisation peut y ajouter de délicatesse. La tendresse du cœur anglais étonne par sa douce violence. Le rude Nelson frappé à mort à Trafalgar trouve des accens de douceur familière qui ne semblent pas devoir appartenir à cet implacable haïsseur. Il se retourne vers lord Collingwood : « Embrasse-moi, Hardy, dit-il avec la douceur d’un écolier. Et puis, comme un enfant qui va au lit, dit Emerson, il s’endort du sommeil éternel. » dans les plus grands traits comme dans les nuances les plus délicates, ils restent essentiellement germaniques.

Voilà le vrai caractère de la nation, l’unité qui réunit en un faisceau toutes ses contradictions. Ce caractère mérite bien qu’on le décrive et le médite, car il représente une civilisation définitive, désormais arrêtée et précise. Il n’a rien de vague, rien qui soit en train de formation et d’élaboration. Le temps pourra y ajouter encore quelques ornemens, mais désormais il existera tel qu’il est. Le nombre de nations qui sont arrivées à être en possession parfaite d’elles-mêmes, à présenter au monde une expression définitive de leur être intime, n’est pas grand. Jusqu’à présent, les âges modernes n’en comptent que deux, l’Angleterre et la France. Chez ces deux peuples seulement se rencontrent nettement dessinés les deux caractères contraires qui se trouvent répandus partout en Europe à l’état de vagues instincts : en Angleterre, l’esprit germanique ; en France, l’esprit celtique et latin. Et telle est la raison pour laquelle, malgré tout ce qu’elles ont de contraire et d’ennemi, les deux nations sont invinciblement attirées et repoussées l’une vers l’autre, car elles sont les deux pôles d’un même aimant dont le nom est civilisation. Elles ne servent pas seules la civilisation, mais seules elles la représentent nettement, et sous une forme définitive et précise.


EMILE MONTEGUT.