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il avait franchi chaque étape plus de cent fois. Malheureusement il ne voyait pas de terme à ce voyage, et il ne pouvait se défendre d’un secret effroi à la pensée de recommencer encore et pour longtemps un chemin si souvent parcouru. Il lui semblait que chaque jour était d’une déplorable monotonie malgré l’apparente activité d’une existence toute pleine de bruit. Il éprouvait quelque chose comme un ennui profond, sans savoir d’où provenait cet ennui et sans voir surtout par quels moyens il en combattrait les lassitudes et les abattemens. Il ne lui manquait rien, et cependant tout lui faisait défaut. Il voyait devant lui une longue série de fêtes et de distractions dont le retour périodique ne lui paraissait pas de nature à l’égayer beaucoup, et il ne savait que faire pour échapper à cette quotidienne tyrannie. Était-il donc condamné à la subir toujours? « Si je m’amuse encore trois ans comme ça, murmura-t-il, c’est à périr. » Ses yeux tombèrent sur la cheminée, où l’on voyait un paquet de billets de banque et quelques poignées de pièces d’or qu’il y avait posés en rentrant. C’était là le plus clair résultat de ses occupations de chaque jour; quelquefois il y en avait plus, quelquefois il y en avait moins. C’était le flux et le reflux. Quant au plaisir ou au chagrin qu’il en retirait, c’était la moindre des choses.

Remontant ainsi la pente de ses souvenirs et de ses impressions, Pierre se rappela que l’an dernier, à pareille époque, la personne dont il entourait la carrière dramatique de soins et de bouquets se nommait Augustine. A présent, elle avait nom Aglaé. Il n’y voyait pas d’autre différence. Était-ce bien la peine de changer? Mais la mode le voulait, et il fallait obéir à la mode. — C’est bien maussade! reprit Pierre en secouant la cendre de son cigare. Un jour il avait surpris chez cette Augustine, vers laquelle sa pensée le reportait, un ami intime dont la présence ne s’expliquait pas ou s’expliquait trop bien. La jeune femme se cacha le visage entre les mains. « Ah ! dit-elle, je vois bien que vous ne me pardonnerez jamais ! — Monsieur le comte, s’écria son ami, je suis à votre disposition. » Pierre aurait bien voulu se fâcher, mais le cœur n’y était pas, et tous ses efforts ne réussirent point à le mettre en colère. « Si c’est pour dîner avec moi que vous vous mettez à ma disposition, dit-il à son ami, la circonstance est heureuse; j’ai justement quatre personnes qui m’attendent au Café de Paris. Vous ferez la cinquième : touchez là. » Cette réponse indiquait assez la réplique qu’il fit à la belle. Elle fut du dîner.

Pierre n’eut pas besoin de descendre bien avant dans son cœur pour reconnaître que dans une circonstance pareille il agirait avec Aglaé comme il avait agi avec Augustine. Il en éprouva une sorte de tristesse. « A quoi bon alors? » reprit-il.