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rait pas la disputer à Roger. Roger était pauvre et malheureux, il avait donc tous les avantages. Cependant Pierre comprenait bien aussi qu’il n’aurait pas le courage de la céder sans luttes. Il ramena Louise au Buisson, et s’enferma avec le père Morand.

Le père Morand n’était pas troublé par l’arrivée inattendue de Roger; il ne voyait rien là qui fût de nature à modifier ses résolutions. Il avait tendu la main cordialement au capitaine, l’avait prié de vider un verre de cidre avec lui, et c’était tout. Si Roger voulait rester pour la signature du contrat, c’était bien; s’il voulait s’en aller, on lui souhaiterait bon voyage, après quoi le curé chanterait la messe. Quant aux craintes que Pierre laissait entrevoir, un homme habitué à vivre en compagnie des Grecs et des Romains pouvait-il se laisser attendrir par les larmes? Si Louise était assez folle pour aimer encore Roger, c’était un détail, et elle épouserait M. de Villerglé.

— Épouser une fille contre son gré! dit Pierre, quel diable de cœur me croit-on !

Quand il quitta le Buisson, Louise avait les yeux rouges. — Bon! dit-il, vous allez voir que ce sera à moi de vous consoler!

Le lendemain, il se promena de tous côtés jusqu’à ce qu’il eût rencontré Roger. — Ma foi, monsieur, puisque le hasard nous a conduits l’un vers l’autre, dit-il, vous plaît-il que nous causions cinq minutes?

Roger y consentit de grand cœur. En le cherchant, Pierre n’avait pas de projet bien déterminé. Il était poussé par une sorte d’instinct. Selon que l’entretien tournerait, il voulait lui offrir de se battre au pistolet à dix pas pour en finir, ou de partir sur un beau trois-mâts dont il le prierait d’accepter la cargaison.

M. de Villerglé avait passé deux ans au collège de Caen en compagnie de Roger; il le reconnut au premier coup d’œil. Il avait devant lui un jeune homme blond, de bonne mine, qui avait l’air doux et triste.

— Ah ! c’est vous! dit-il, c’est étonnant que ce nom de Roger ne m’ait rien rappelé ! Il paraît donc que vous aimez Louise?

— Pourquoi me parler d’une chose qui ne peut me mener à rien? répondit Roger. J’imagine que vous êtes assez généreux, tout le bonheur étant à vous, pour ne pas vous railler de mon chagrin.

— Dieu m’en garde! j’aime trop Mlle Morand pour ne pas comprendre tout ce que vous devez éprouver.

Pierre alluma un cigare et prit un sentier qui menait sur les dunes. Il aspirait violemment la fumée et donnait de grands coups de talon dans le sable.

— Çà, reprit-il, quoique je sois votre rival, ne voyez pas en moi