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bataillons qui marchent. Avec quels transports n’écoutais-je pas tous ces bruits ! Mon escadron était à l’avant-garde. Dès les premières montagnes, les balles nous ont salués. Mon cheval s’est mis à piaffer... Le clairon a sonné la charge, et nous sommes partis!.. Ah! je ne m’ennuyais plus ! je crois même que je vous ai un peu oubliée, commère.

« Le soir nous avons bivouaqué sur un plateau. Le temps s’est gâté, et il s’est mis à pleuvoir. Je me suis endormi en regardant l’ombre des sentinelles qui se promenaient le long des feux. Quand je me suis réveillé, j’avais les pieds dans l’eau et la tête sur un caillou... Jamais je n’ai passé de meilleure nuit. Le front me cuisait un peu. Le yatagan d’un Arabe avait coupé le cuir de mon képi. A Paris je croirais que je suis blessé, ici c’est une égratignure. Dominique est avec moi. Rien n’a pu le déterminer à me quitter. Dominique a eu le bras éraflé par une balle.

« Si vous me demandez quand nous nous retrouverons, je n’aurai rien à vous répondre. Que sais-je? Qu’irais-je faire en Normandie? vous revoir? Eh ! mon Dieu, votre souvenir est trop près de moi pour que j’y joigne encore votre présence! Vous n’êtes pas malheureuse, n’est-ce pas? Donc je reste au régiment. Et puis que vous dirai-je? je me sens bon à quelque chose, utile à mon pays; cela me relève à mes propres yeux et rachète l’oisiveté ridicule où j’ai vécu trop longtemps. Le marquis de Grisolle, mon oncle, peut me déshériter à présent,... je n’ai plus besoin de fortune.

«Le soir, au coin du feu, quand vous serez seule, pensez à moi. On ne sait pas ce qui peut arriver. Votre pensée me rendra peut-être visite au moment où je dirai adieu à tout ce que j’aime ici-bas, et tout, c’est vous. Il me semble que je sentirai cette pensée s’arrêter sur moi, et mon dernier souffle vous en remerciera.

« N’allez pas croire au moins que je sois malade; c’est la mort d’un camarade qui vient de rendre l’âme qui m’a fait écrire ces quatre lignes. Le pauvre garçon arrivait de France; une balle l’a jeté par terre ce matin. Quant à moi, commère, je me porte comme un chêne; n’ayez donc pas peur.

« Adieu, chère Louise, votre vieux compère vous embrasse et envoie une poignée de main à Roger. Je retiens votre premier enfant; je veux être son parrain. Tâchez que ce soit un garçon, nous l’appellerons Pierre, et j’en ferai un capitaine. »

La lettre finie, Louise s’essuya les yeux et posa sa tête sur l’épaule de Roger. — Que Dieu le protège ! c’est lui qui nous a faits ce que nous sommes, dit-elle.


AMEDEE ACHARD.