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cruellement déçue. Pour tracer le portrait qui m’avait alléché, le poète n’a pas eu besoin de regarder son modèle. C’est une œuvre de fantaisie dans le sens le plus réel du mot. Il est vrai que, pour simplifier sa tâche, le peintre s’est dispensé de nommer les récits sur lesquels il donne son jugement. J’avais peine à me figurer M. de Lamartine lisant César Birotteau, le Lys dans la Vallée, ou la Peau de Chagrin. J’avais raison. Je ne crois pas maintenant qu’il ait jeté les yeux sur une seule page de ces récits très peu lyriques. Il fait pour Balzac ce qu’il avait fait pour M. de Bonald; il parle de lui sur ouï-dire. Par un caprice singulier, en même temps qu’il exalte la Comédie humaine, il traite la personne de l’auteur, ou du moins l’extérieur de la personne, avec une sévérité railleuse à laquelle je ne m’attendais pas. Il parle de ses vêtemens trop courts et trop étroits. Il va même, et c’est une hardiesse étrange pour ceux qui ont connu Balzac, jusqu’à lui donner des bas bleus. Il est vrai que le romancier était parfois négligé dans sa tenue, mais il avait de grandes prétentions à l’élégance, et s’efforçait de prendre place parmi les lions quand il allait dans le monde. Il préférait les bottes vernies aux bas bleus, et je ne sais pas pourquoi M. de Lamartine se plaît à le représenter comme un collégien que sa famille aurait laissé grandir sans renouveler son costume. Quant au jugement prononcé sur la valeur littéraire de Balzac, il a de quoi nous étonner. Nous apprenons aujourd’hui pour la première fois que l’auteur de la Comédie humaine est supérieur à Molière par la fécondité : s’il demeure au-dessous de lui, il ne doit s’en prendre qu’à l’imperfection de son style. Voilà ce qui s’appelle un portrait vraiment original, une découverte inattendue; jamais personne ne se fût avisé de ce rapprochement singulier. Il était réservé à l’auteur des Méditations poétiques de placer Molière en regard de Balzac, et d’assigner à Molière le second rang dans l’ordre intellectuel. C’est ainsi que M. de Lamartine écrit l’histoire !

A-t-il voulu témoigner de la bienveillance à M. Sainte-Beuve ? Vraiment je n’en sais rien. Il fait de lui un Protée merveilleux dont toutes les métamorphoses défient la sagacité des plus hardis prophètes; mais après avoir dit que sa conversation ravissait Mme Récamier, qu’il luttait de charme et d’imprévu avec Chateaubriand, il ajoute qu’il a étudié les grands hommes à la loupe, il fait de lui l’inventeur d’une sorte d’entomologie littéraire. Si j’étais à la place de M. Sainte-Beuve, j’hésiterais avant de remercier. Cet éloge est mêlé de tant d’égratignures, qu’on peut le relire deux fois sans deviner l’intention du panégyriste. L’auteur des Consolations, plus pénétrant que moi, plus familier avec les réticences, les demi-mots et les sous- entendus, sait sans doute à quoi s’en tenir.