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les meilleurs biographes de Dante. Ce n’est pas tout ; la révolution française a réveillé les âmes engourdies ; une école s’organise, qui ranime les souvenirs littéraires du passé pour y puiser des encouragemens et des forces. Dante sera le chef, le seigneur, le maître : tu duca, tu signore e tu maestro. Catholique ou libre penseur, chacun le glorifiera à son point de vue. Déjà, deux siècles auparavant, l’honnête Vincent Borghini, dans sa Difesa di Dante come cattolico, l’avait justifié du reproche d’hérésie ; le franciscain Lombard reprend ses argumens, et, les tournant contre le père Venturi, réfute les assertions du jésuite (1791). Lombardi ne sera pas seul à défendre le poète national ; citons, dans un autre camp, Alfieri, Monti, Ugo Foscolo, Rossetti, qui nous amènent au seuil d’un âge nouveau et qui ont aujourd’hui de si vaillans successeurs. Lombardi avait justifié l’orthodoxie de Dante, au risque de méconnaître l’audace de son génie ; Foscolo et Rossetti, interprétant à faux cette audace, transforment le fier gibelin en un précurseur des révolutions modernes. Désormais le problème est posé, les commentaires purement érudits n’ont plus qu’un intérêt de second ordre : il s’agit de mettre à nu l’âme du poète.

Tant de travaux si divers avaient tour à tour entretenu ou relevé le souvenir de Dante ; il s’en fallait bien cependant qu’on se fît une idée précise de son inspiration et de son génie. Notre siècle, avec son mélange d’enthousiasme et de critique, a-t-il expliqué cette mystérieuse figure ? Méconnu de ses contemporains, défiguré par des interprètes scolastiques, apprécié d’une manière incomplète par ceux-là même qui l’avaient le plus aimé, Dante nous apparaît-il aujourd’hui avec l’auréole immortelle ? Oui, je le crois, nous possédons le poète ; le politique nous a livré ses secrets ; l’homme tout entier est devant nous dans sa complexe et laborieuse grandeur. Tandis que ce travail de cinq siècles s’accomplissait en Italie, la France, l’Angleterre et l’Allemagne étaient restées à peu près étrangères au débat ; elles ont pris aujourd’hui le premier rang, et Dante, grâce à leurs études, est entré dans le domaine commun de la poésie européenne. Chez nous, la traduction en rimes françaises de Balthazar Grangier (1591), malgré ses grâces naïves et l’intérêt qui s’y attache, n’était guère de nature à populariser le grand Florentin. Notre XVIIe siècle a ignoré Dante, le XVIIIe s’en est moqué par la bouche de Voltaire, et Rivarol le premier, à la veille de la révolution, a deviné l’originalité de son style, la puissance de son vers, de ce vers qui se tient debout par la seule force du substantif et du verbe, sans le concours d’une seule épithète. En Angleterre, les deux évêques qui avaient rapporté du concile de Constance la traduction latine de Serravalle ne semblent pas l’avoir répandue dans leur pays ; à part quelques imitations de Chaucer