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des guerres civiles de Florence. Sa famille était guelfe. Guelfe par naissance avant d’avoir pu réfléchir aux intérêts de l’Italie, il assiste à la bataille de Campaldino, où furent de faits les gibelins (1289), et il paraît qu’il y tient bien sa place, car Léonard d’Arezzo, qui avait lu ses lettres manuscrites, en cite une où l’amant de Béatrice parle naïvement de ses accès de terreur et de joie au milieu de la mêlée. Ces émotions du combat n’ont rien de commun avec les angoisses morales d’un partisan convaincu. Dante était guelfe par occasion. Quand il commença à réfléchir sur la misérable situation de son pays, il vit aussitôt combien il avait eu tort d’attaquer les doctrines des gibelins. À quelle époque s’accomplit chez lui cette transformation décisive ?

C’est ici que je rencontre les travaux d’un homme qui a éclairé de la plus vive lumière la vie morale et spirituelle de Dante. M. Charles Witte, professeur de droit à l’université de Halle, est certainement de tous les dantophiles de notre âge le plus fidèle à sa religion. Les autres, les plus dévoués, M. Fauriel, M. Ozanam, M. Ampère, M. Cesare Balbo, le roi de Saxe, ont eu maintes distractions littéraires ; Dante a été pour eux un magnifique épisode dans l’histoire de la pensée humaine, mais ils ne se sont pas refusé d’autres études et d’autres joies. M. Witte s’est enfermé dans les œuvres d’Alighieri comme un moine dans sa cellule. Cella continuata dulcescit, a dit l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ ; la force de rester dans sa cellule, on y trouve une douceur infinie. Voilà trente ans que M. Charles Witte habite la sienne, et elle lui est devenue si douce qu’il n’en sortira plus. Si vous le visitez à l’université de Halle, il vous montrera sa bibliothèque dont Alighieri seul a fait les frais ; toutes les éditions de ses œuvres depuis l’édition de 1472, toutes les traductions de la Divine Comédie, traductions latines, françaises, espagnoles, anglaises, allemandes, danoises, hébraïques, tous les commentateurs depuis l’Ottimo et Bocçace jusqu’au livre publié hier à Florence ou à Paris, à Venise ou à Berlin, en un mot toute la littérature dantesque a été rassemblée là par M. Witte avec l’exactitude d’un savant et la piété d’un lévite. On dirait le sanctuaire du vieux poète. M. Witte est si profondément initié à tous les arcanes de Dante, qu’il a fini par prendre plaisir aux détails les plus minces. Une période, un vers, un mot lui fourniraient un texte inépuisable. Il s’occupe en ce moment à confronter, à collationner les principaux manuscrits de la Divine Comédie, et savez-vous ce qu’il en fait ? Il les groupe comme des productions de la nature en familles, en genres et en espèces. Ce sont là, si l’on veut, les enfantillages de la piété ; mais M. Witte ne s’est pas toujours amusé à de pareilles minuties, ses premiers travaux révèlent un critique supérieur, et personne, je le répète, n’a saisi comme lui le lien logique et lumineux de la pensée