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poétiques. M.Fauriel, M.Villemain, M. Ampère, M. Ozanam, répètent l’un après l’autre que Dante se fit gibelin par vengeance. M. Villemain donne à cette explication un tour éloquent qui la relève et qui sauve la dignité du citoyen : « Guelfe, proscrit par les guelfes, il se fit gibelin. Je ne sais pas s’il a bien fait, mais ces esprits ardens, élevés, vont toujours d’un extrême à l’autre. Leur inconstance même vient de leur énergie. Ne leur demandez pas les vertus modérées et la résignation à l’injure. » M. Cesare Balbo, malgré son enthousiasme pour le grand poète, bien qu’il le place sans hésiter au-dessus d’Homère et de Shakspeare, est moins disposé que M. Villemain à excuser ce changement de rôle ; tantôt il reproche à Dante sa capricieuse nature, tantôt, comme pour atténuer l’accusation, il ose affirmer que Dante a été gibelin sans le savoir et en protestant toujours qu’il ne l’était pas[1]. Étrange apologie, qui ressemble à une insulte ! Si cette explication est vraie, voilà Dante dépouillé de toute une partie de sa gloire. Il ne reste plus de lui qu’une imagination forte, un peintre tour à tour lugubre et suave ; mais où est le lien qui enchaîne ces conceptions si diverses ? Où est la lumière supérieure qui éclaire l’édifice du poète ? L’unité de sa pensée est détruite, la sublimité de son inspiration s’évanouit. Avec une élévation de vues vraiment digne du sujet, avec une force morale qui honore l’homme autant que le critique, M. Charles Witte a retrouvé la pensée de Dante ; c’est là son œuvre. D’autres sont venus et ont complété ses indications. Je citerai au premier rang M. Wegele, qui, dans la Vie et les Œuvres de Dante, s’est attaché surtout à recomposer l’histoire intérieure du grand poète florentin. MM. Witte et Wegele ont obtenu d’importans résultats ; les voici en peu de mots. Dante n’a pas attendu sa sentence d’exil pour devenir gibelin. Que voulaient les guelfes, que voulaient les gibelins dans ces dernières années du XIIIe° siècle ? Le sens de ces grandes querelles avait singulièrement changé depuis la chute des Hohenstaufen. On n’était plus au temps où les guelfes, en défendant le saint-siège, luttaient pour l’indépendance de l’Italie ; les gibelins avaient cessé aussi d’être les représentans de la liberté civile opposée à la théocratie romaine. Ces principes ne passionnaient plus les âmes ; des rivalités de famille, des haines de ville à ville et de faction à faction avaient remplacé les luttes où nous apparaissent ces tragiques figures, Grégoire VII et Henri IV, Frédéric II et la ligue lombarde. Si Dante n’eût jamais porté ses regards au-delà des rives de l’Arno, nul doute qu’il eût pu rester dans ce parti guelfe où l’avait placé le hasard. Les guelfes dominaient à Florence ; agités par des divisions intestines, ils s’étaient partagés en deux camps, et noirs et blancs se

  1. Non credeva esserlo, e professava non esserlo. — C. Balbo, Vita di Dante, lib. II, cap. 11.