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lumineux ou sombre qui contient des trésors. M. Ozanam avait choisi le théologien philosophe, le disciple de Siger de Brabant et de saint Thomas d’Aquin. Il aurait pu, je l’avoue, exposer d’une façon plus exacte le rôle politique de Dante ; il aurait pu s’attacher au poète et nous expliquer en artiste les bizarreries, la variété, la grandeur de son imagination ; il ne l’a pas voulu. Ébloui par la doctrine qui se cache sous le voile des vers étranges, il n’a vu que l’émule des docteurs du XIIIe siècle. On sent qu’il prend plaisir à retrouver dans une phrase, dans une image, les formules de saint Thomas et de Richard de Saint-Victor. Toutes les figures si nettement dessinées par Dante s’effacent dans le commentaire de M. Ozanam pour ne laisser briller que la pensée pure. Une seule a trouvé grâce devant le procédé de l’interprète, c’est Béatrice. Avec quel bonheur il se dédommage ici des inconvéniens de sa méthode ! Aucun des commentateurs italiens ne peut lui être comparé sur ce point. Fraticelli, Ponta, Torricelli[1], s’amusent longuement à l’explication des détails allégoriques, tandis que M. Ozanam est en extase, comme Dante lui-même, devant le radieux symbole. Parmi les précédens interprètes, les uns étudiaient dans Béatrice une pure abstraction théologique, les autres ne voulaient voir que la fille de Portinari, cette belle enfant vêtue de sa robe rouge, tant admirée par Dante âgé de neuf ans, et morte seize années plus tard dans tout l’éclat de sa jeunesse. Un des maîtres de M. Ozanam, Fauriel, appartenait à ce dernier groupe. Impatienté de voir cette vivante figure réduite à une personnification de la théologie, l’excellent Fauriel, un peu vif cette fois, contre les commentateurs scolastiques, les déclare tout simplement « stupides. » Tout érudit qu’il était, Fauriel avait un vif sentiment de la poésie ; la Béatrice poétique, à ses yeux, c’est la Béatrice de Florence, la jeune femme que le poète a aimée. Il demande si les petits garçons de neuf ans sont amoureux de la théologie ; il se demande aussi ce que serait devenue Béatrice si elle n’eût été qu’une allégorie, et il répond sans hésiter : Elle serait demeurée dans la poussière du moyen âge, comme tant d’autres créations « incontestablement théologiques[2]. » L’éloquent successeur de Fauriel à la Faculté des Lettres de Paris soutient la thèse contraire. Sans répondre aux argumens de Fauriel qu’il pouvait ne pas connaître, il cite maintes paroles

  1. On peut consulter sur tous ces travaux italiens un curieux ouvrage de M. Picci, Della Letteratura dantesca contemporanea, Milan 1846.
  2. Ce sont surtout des commentateurs italiens qui ont voulu faire de Béatrice une pure allégorie ; l’abbé Dionisi, au commencement de ce siècle., avait poussé ce système à ses dernières limites. Un des premiers qui aient combattu l’erreur de Dionisi est l’auteur du Secolo di Dante, M. Ferdinand Arrivabene, dans son livre intitulé Gli Amori di Dante e di Béatrice totti d’allegoria, etc…, 1 vol., Mantoue 1823.