Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/514

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a fait grâce, c’est Charles d’Anjou, le frère de saint Louis, dont Jean Villani a raconté la fin pieuse et repentante. Tous les autres habitans du purgatoire ont péché seulement contre la morale individuelle ; ce sont les négligens, les envieux, les orgueilleux, les gourmands, les luxurieux et ceux qui ont cédé à la colère. Aussi voit-on beaucoup moins de noms propres dans le Purgatoire que dans l’Enfer ; il y en a moins encore dans le Paradis, consacré tout entier aux docteurs, à Béatrice, à la Vierge et à la sainte Trinité. Les deux derniers noms qui apparaissent au milieu de ces splendeurs résument la constante inspiration du poète ; les traîtres à l’empire et à l’église terminaient le tableau de l’abîme, saint Bernard et Henri de Luxembourg sont placés au haut des deux : saint Bernard, qui représente la vie spirituelle dans sa pureté parfaite ; Henri de Luxembourg, chez qui Dante s’obstinait à voir l’idéal du saint-empire.

Mais quoi ! ce poème est donc marqué d’un bout à l’autre à l’effigie de César ! L’idée de l’empire nous y obsède sans cesse ! Toutes les fois que l’empire et l’église sont mis en parallèle, c’est l’empire qui a le beau rôle ! Voici plusieurs papes dans l’enfer, Nicolas III, Célestin V, Boniface VIII, Clément V, sans compter ceux que l’auteur y entasse pêle-mêle avec les cardinaux et les clercs, et, pour faire pendant à cette procession lugubre, admirez le cortège des empereurs dans le paradis, Trajan, Constantin, Justinien et l’alto Arrigo ! Je sais ce qu’on peut répondre : Dante combattait le pouvoir temporel de l’église à une époque où ce pouvoir dominait le monde ; une fois son principe établi, ne fallait-il pas qu’il soutînt l’empire ébranlé, et qu’il fût impitoyable aux pontifes ambitieux ? Les seuls papes qu’il place au paradis (notez qu’il se contente de les nommer et se garde bien de les mettre en scène), ce sont les pontifes des premiers temps, Lin, Clet, Calixte, Urbain, c’est-à-dire ceux qui ont gouverné l’église avant la fatale donation de Constantin[1]. Cette donation, à laquelle Dante croyait ainsi que tout le moyen âge, avait corrompu pour lui l’église entière. Fidèle à la logique passionnée de son système, il fait deux parts dans l’histoire de l’église : d’un côté sont les humbles pontifes antérieurs à Constantin, de l’autre les prêtres superbes à qui Constantin a légué l’empire d’Occident, et avec lui toutes les tentations de la richesse. Mais en attaquant à tort

  1.  Ah ! Constantin, di quanto mal fu matre
    Non la tua conversion, ma quella dote
    Che da te prese il primo ricco patre.

    Inf. XIX, 115. Le grand poète gibelin de l’Allemagne, Walther de Vogelweide, a jeté un cri semblable. On dirait que Dante traduit ces vers de Walther : « L’empereur Constantin prodigua au siège de Rome plus de dons que je ne saurais le dire ; il lui donna l’épée, la croix et la couronne. À cette vue, un ange cria à haute voix : Malheur ! malheur ! trois fois malheur !… La chrétienté était resplendissante de beauté, et maintenant un poison se glisse dans ses veines… Ces dons feront bien du mal au monde ! »