Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/516

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’historien Schlosser, dans ses récentes Études, a donc raison de résumer ainsi la question : « L’autorité que Dante assigne à l’empereur est assez semblable à celle que le président de Washington exerce sur la démocratie américaine. Il s’était créé un gouvernement idéal qui devait être réalisé cinq cents ans plus tard, et qui devait l’être précisément dans cet hémisphère opposé au nôtre, où la Divine Comédie a placé le paradis terrestre. » Comprenez-vous maintenant l’opprobre du complice de César et la gloire de Caton d’Utique ? Ces deux personnages semblent nous dire : Ne vous méprenez pas sur le dessein du poète ; l’autorité suprême qu’il invoque n’est pas la tyrannie qui se joue des lois, l’ordre providentiel qu’il glorifie n’est pas l’anéantissement de la liberté.

Ces appréciations historiques de la Divine Comédie ces analyses si exactes de la pensée de l’auteur aideront à mieux faire comprendre la force et la beauté de son imagination. Éclairé par l’histoire, son génie se présente à nous sous maints aspects nouveaux. Dante est en lutte avec son siècle ; de là la sombre majesté de sa pensée et cette désolation que le paradis, même ne saurait guérir. Quand il trace l’inscription terrible per me si va tra la perduta gente, êtes-vous sûr qu’il ne la place pas sur le seuil de l’âge qui commence ? Cet en fer où il rencontre tant de milliers d’âmes, c’est son époque elle-même égarée hors des voies du moyen âge. Il y marche par des chemins ténébreux, il s’enfonce dans la nuit à travers des précipices ; le vent siffle, la nature gémit, et dans les endroits où le poète adoucit sa colère, on se rappelle ce douloureux passage de la Vita nuova : « Les étoiles étaient si pâles, qu’on eût dit qu’elles pleuraient les morts. » Avide de lumière, il sort de la nuit, il parcourt les vallées du purgatoire, cherchant les hommes qui n’ont pas complètement failli, et qui croient encore à un meilleur avenir ; mais quel changement ! Il n’a plus autour de lui un peuple innombrable. Les sentiers du bien sont à moitié déserts. Il ne lui reste plus qu’à se réfugier dans cette cité divine à laquelle le monde a renoncé. O joies du ciel ! que vous êtes douces à ce cœur ulcéré ! Si douces que vous soyez pourtant, vous ne pouvez le détacher des choses de ce monde. Dante a beau faire, il ne ressemble pas au moine qui secoue au seuil de sa cellule la poussière de ses sandales ; du sein du paradis, il a les yeux sur Florence, épiant si une lueur d’en haut va éclairer sa malheureuse patrie. Hélas ! la nuit est plus noire que jamais sur les villes d’Italie, et saint Pierre, regardant le Vatican où siège un pontife coupable, s’écrie : Ma place, ma place, ma place est vacante devant le fils de Dieu !

Il luogo mio,
Il luogo mio, il luogo mio, che vaca
Nella presenza del flgliuol di Dio.