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— Vraiment ! Permettez-moi de vous demander son nom.

— Vous n’avez probablement pas oublié Vera Nikolaïevna Eltsof ?

— Vera Nikolaïevna ! m’écriai-je involontairement.

Tu devines maintenant de quelle grande nouvelle je voulais parler au commencement de cette lettre. Il est cependant fort possible que tout cela ne te surprenne nullement. C’est pourquoi je crois bon de me reporter avec toi vers une époque de ma vie qui malheureusement est déjà bien loin de nous.

Lorsque nous quittâmes l’université en 183.., j’avais vingt-trois ans. Pendant que tu te disposais à entrer au service, moi, comme tu le sais, je me décidai à aller poursuivre mes études à Berlin. Cependant il eût été parfaitement inutile d’y arriver avant le mois d’octobre, et je résolus de passer l’été en Russie, à la campagne, pour goûter une dernière fois le farniente avant de me remettre au travail. Que j’aie réalisé ou non cette dernière résolution, peu importe à l’intérêt de mon histoire. Mais où aller passer l’été ? me demandai-je. Je ne voulais plus aller dans nos terres ; mon père venait de mourir. Aussi acceptai-je avec empressement l’offre que me fit un de mes oncles de venir dans un de ses biens du gouvernement de F… C’était un homme bon et simple qui vivait grandement, dont la maison de campagne était tenue sur un pied seigneurial. Je m’établis chez lui ; il avait une nombreuse famille, deux fils et cinq filles. Indépendamment de ces hôtes accoutumés, sa maison ne désemplissait pas de ses voisins, qui venaient lui demander l’hospitalité. Malgré toute cette nombreuse société, je ne tardai pas à m’ennuyer ; le genre de vie auquel je me trouvai condamné me paraissait vide et ridicule. Je me préparais déjà à repartir aussitôt après la fête de mon oncle, quand le jour même où on la célébrait je vis pour la première fois Vera Nikolaïevna Eltsof, et je restai.

Cette jeune personne avait alors seize ans, et elle vivait avec sa mère dans un petit bien qui se trouvait à cinq verstes de la campagne de mon oncle. Son père, qui était, à ce que l’on dit, un homme fort remarquable, s’était élevé rapidement jusqu’au rang de colonel, et fût monté sans doute beaucoup plus haut, s’il n’était mort à la chasse victime de l’imprudence d’un, ami. Lorsqu’il mourut, Vera Nikolaïevna était encore enfant. La mère de Vera était aussi une femme fort distinguée ; elle avait beaucoup de talent et parlait plusieurs langues. Quoiqu’elle fût plus âgée que son mari, il l’avait épousée par amour et sans le consentement de sa famille ; il l’avait enlevée. Lorsqu’il mourut, elle en fut inconsolable, et porta le deuil toute sa vie. Vera perdit sa mère, me dit Priemkof, peu de temps après avoir été mariée. Je me rappelle, encore fort bien Mme Eltsof ; elle avait une physionomie expressive, un peu sombre, des yeux grands,