Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/593

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la journée. Une fois elle me dit, en me regardant avec attention suivant son habitude et en appuyant légèrement la tête sur sa main : « Il me semble que B… est un homme de bien ; mais il est impossible de se fier à lui. » Les rapports qui s’étaient établis entre nous étaient d’une nature tout à fait amicale et paisible : un jour pourtant je crus remarquer au fond de ses yeux clairs quelque chose d’étrange, une nuance de langueur et de tendresse ; mais il est fort possible que je me sois trompé.

Cependant le moment de mon départ approchait, et je commençais à y songer sérieusement ; mais je le retardais toujours. Quand je pensais à ce moment, je me sentais bouleversé ; je ne pouvais me faire à l’idée de me séparer de cette aimable personne, et le séjour de Berlin me paraissait de moins en moins attrayant. Je n’osais m’avouer ce qui se passait en moi ; je ne m’en rendais, à vrai dire, aucun compte, tant cela était confus dans mon cœur. Enfin un beau jour je commençai à y voir clair. « Après tout, me dis-je, pourquoi irais-je chercher au loin la vérité ? Elle m’échappera toujours. Ne vaut-il pas mieux demeurer ici et me marier ? » Et figure-toi que cette idée, l’idée de mariage, ne m’effrayait nullement alors. Au contraire elle me réjouissait. Bien mieux, le jour même je déclarai mes intentions, mais non point à Vera Nikolaïevna, comme j’aurais dû le faire : je m’ouvris à sa mère ; elle me regarda fixement.

— Non, me répondit-elle, non, mon ami ; partez pour Berlin, afin de vous y former encore un peu. Vous avez des qualités, mais vous n’êtes point le mari qu’il faut à ma fille.

Je baissai la tête en rougissant, et, ce qui te surprendra probablement encore plus, je reconnus en moi-même que Mme Eltsof avait raison. Une semaine après, je partis, et depuis je n’avais revu ni Mme Eltsof ni sa fille.

Je t’ai fait part de toutes ces circonstances sans trop m’étendre sur les détails, parce que je sais que tu n’aimes point les amplifications. Une fois à Berlin, je ne tardai pas à l’oublier entièrement Vera Nikolaïevna ; mais j’avoue qu’en la retrouvant si inopinément, je me sentis ému : elle était si près de moi, je l’avais pour voisine, j’allais la revoir dans peu de jours ; je ne pouvais en revenir. L’image du passé se présenta tout à coup à mes yeux, comme si elle sortait de terre et s’avançait vers moi. Priemkof m’annonça qu’il était venu me trouver tout exprès pour renouveler connaissance avec un ancien ami, et qu’il espérait me voir chez lui très prochainement. Il m’apprit qu’il avait quitté le service militaire avec le grade de lieutenant, et s’était retiré dans une terre située à huit verstes de la mienne ; il l’avait achetée et comptait s’y livrer à l’agronomie. Il avait eu trois enfans, mais il ne lui en restait qu’un, une petite fille de cinq ans.