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tout en blanc, moins une ceinture bleue, et une petite chaîne d’or était passée autour de son cou. Sa fille est fort gentille, mais elle ne lui ressemble pas : elle me rappelle sa grand’mère. Dans le salon, au-dessus d’un divan, est pendu le portrait de cette femme étrange, et il est d’une ressemblance frappante. Il m’a sauté aux yeux dès que j’eus mis le pied dans la chambre ; il me parut qu’elle me regardait d’un air attentif et sévère. Nous prîmes place et commençâmes à causer de nos anciens souvenirs ; mais, tout en parlant, je ne pouvais m’empêcher de jeter les yeux sur la sombre figure de Mme Eltsof. Sa fille s’était précisément assise sur le divan au-dessus duquel le portrait se trouve : c’est sa place de prédilection. Figure-toi mon étonnement ! Vera Nikolaïevna n’a encore lu jusqu’à présent aucun roman, aucune pièce de vers, en un mot, comme elle le dit elle-même, aucune œuvre d’imagination. Une pareille indifférence pour les lectures qui élèvent l’esprit m’a mis hors de moi. Chez une femme intelligente et, autant que je puis le supposer, clouée d’une grande sensibilité, cela est certainement incompréhensible.

— Ainsi donc, lui ai-je dit, vous êtes bien résolue à ne jamais lire d’ouvrages de ce genre ?

— Je ne sais comment cela s’est fait, m’a-t-elle répondu, le temps m’a manqué.

— Vraiment ! cela m’étonne. Au moins, dis-je à Priemkof, vous auriez dû y décider votre femme.

— Moi ! mais je ne demande pas mieux, me dit-il. — Sa femme l’interrompit presque, aussitôt.

— N’en croyez rien, me dit-elle ; il a, comme moi, trop peu de goût pour la poésie.

— Pour les vers, reprit-il, oui, j’en conviens ; quant aux romans…

— Mais que faites-vous donc ? Comment passez-vous vos soirées ? lui demandai-je. Vous jouez sans doute aux cartes ?

— Quelquefois, me répondit Vera, mais les moyens d’occupation ne nous manquent pas. Nous lisons d’ailleurs ; les œuvres poétiques ne sont point les seules qui présentent de l’intérêt.

— Pourquoi avez-vous si mauvaise opinion des poètes ?

— Que voulez-vous ? dès mon enfance, j’ai été habituée à rejeter toutes les œuvres d’imagination ; telle était la volonté de ma mère, et plus je vis, plus je suis frappée de la profonde sagesse de toutes les actions, de tous les préceptes de ma mère.

— Nous ne serons jamais d’accord ; je suis persuadé que vous vous sevrez sans aucune raison de la plus pure et la plus douce des consolations. Vous ne vous refusez pas la musique, le dessin ; pourquoi donc n’y joignez-vous pas la poésie ?

— Je n’ai point de répulsion invincible à cet égard, mais la poésie est encore une inconnue pour moi ; voilà tout.