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Elle n’acheva point et resta pensive. En ce moment, un bruit de feuilles s’éleva tout à coup dans le jardin : c’était le vent qui commençait à souffler avec force. Vera Nicolaïevna tressaillit, et se tourna vers une fenêtre qui était ouverte.

— Je vous avais bien prédit que nous aurions de l’orage ! s’écria Priemkof. Verotchka, pourquoi donc avoir peur ?

Elle le regarda sans lui répondre. Quelques faibles éclairs qui brillaient dans le lointain jetèrent un reflet mystérieux sur sa figure.

— C’est toujours ce maudit Faust ! continua Priemkof ; après le souper, il faudra nous coucher tout de suite. N’est-ce pas, monsieur Schimmel ?

— Après une fatigue morale, lui répondit le brave homme, le repos physique est aussi utile qu’agréable.

Et il but un verre de madère.

Après le souper, nous nous séparâmes. En quittant Vera Nikolaïevna, je lui serrai la main ; cette main était glacée. Je me rendis dans la chambre qui m’était destinée et restai longtemps à ma fenêtre ; la prédiction de Priemkof s’était accomplie : une pluie violente mêlée de grêle commençait à tomber. J’écoutai les mugissemens du vent, le bruit de la pluie qui battait les arbres, et pendant que je prêtais l’oreille, l’église qui s’élevait dans le voisinage, près d’un étang, m’apparaissait tantôt comme une énorme masse noire qui se détachait sur un fond blanc, tantôt au contraire elle se découpait en blanc sur un fond noir, et disparaissait presque aussitôt au milieu des ténèbres ; mais ce spectacle ne m’occupait pas. Je pensais à Vera Nikolaïevna, je pensais à l’impression que Faust produirait sur elle quand elle le lirait elle-même, je pensais à ses larmes et à l’attention qu’elle m’avait prêtée…

L’orage avait cessé depuis longtemps, les étoiles scintillaient de nouveau, tout était calme autour de moi : un oiseau dont le chant m’était inconnu répéta à plusieurs reprises un trille varié, et qui résonnait d’une manière étrange au milieu du silence de la nuit. Je ne pouvais me décider à gagner mon lit…

Le lendemain, je fus sur pied de bonne heure ; personne n’était encore levé. Je descendis dans le salon et m’arrêtai devant le portrait de Mme Eltsof. Eh bien ! pensai-je avec une secrète satisfaction qui me parut ensuite assez plaisante, je viens de lire à ta fille un des ouvrages que tu lui défendais ; mais au même instant je crus remarquer… tu as sans doute observé comme moi que les portraits peints de face ont toujours l’air de braquer les yeux sur le spectateur ;… je crus remarquer, dis-je, que la vieille Mme Eltsof me regardait d’un air menaçant. Je me détournai, et, m’étant approché de la fenêtre, j’aperçus Vera Nikolaïevna qui, armée d’une ombrelle, et