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dilatées étaient encore agitées par l’émotion d’un baiser, et ses joues colorées respiraient la santé, la jeunesse et une vigueur toute féminine… On devinait que ce front n’avait jamais pensé, et c’était vraiment fort heureux. Le costume qu’elle portait était celui des femmes d’Albano ; le peintre (un grand maître) avait placé une grappe de raisin dans ses cheveux noirs comme du jais et nuancés de reflets bleuâtres. Cet ornement bachique était en rapport avec l’expression de sa figure. Sais-tu qui cette femme me rappelle ? La Manon Lescaut qui se trouve dans ma chambre. Mais ce qui est vraiment étrange, c’est qu’en regardant ce portrait je me souvins que Vera, malgré le peu de ressemblance que je lui trouvai avec sa grand’mère, avait pourtant quelquefois dans son sourire et son regard quelque chose qui me la rappelait… Oui, je le répète, personne au monde ne connaît ce que cette âme céleste contient de trésors, et Vera l’ignore elle-même.

Un dernier mot ; Mme Eltsof confia à sa fille, peu de jours avant son mariage, l’histoire de la paysanne d’Albano, ainsi que sa propre histoire. Ce qui se grava le plus profondément dans l’esprit de Vera, ce sont les dernières années de ce mystérieux Ladanof. Voilà pourquoi sans doute elle croit aux apparitions. Étrange contradiction ! comment une âme si pure, comment un esprit si droit peuvent-ils croire à un monde souterrain, rempli de mystères, et en redouter les manifestations ?


LETTRE SEPTIEME
Le même au même

M…, 22 août.

Dix jours se sont écoulés depuis ma dernière lettre… O mon ami, je n’ai pas la force de te le cacher… si tu savais combien je l’aime ! Tu dois comprendre tout ce que je souffre en écrivant ce mot fatal ! Je ne suis plus un enfant, j’ai franchi la dernière limite de la jeunesse ; l’âge où il est si difficile de tromper les autres et si aisé de se tromper soi-même, cet âge heureux est bien loin de moi. Je sais tout, et rien ne m’échappe. Vera est la femme d’un autre ; elle aime son mari, je ne l’ignore pas. Quant au sentiment dont je ne suis plus le maître, il ne peut m’apporter que de secrets tourmens et le complet anéantissement de mes forces morales ; je ne dois rien attendre, je le sais, et ne désire rien, mais la souffrance que j’endure n’en est point diminuée. J’avais déjà commencé à remarquer, Il y a près d’un mois, que mon attachement pour elle augmentait de jour en jour ; cela m’inquiétait et me réjouissait tout à la fois… Mais pouvais-je prévoir que je retomberais sous l’empire d’un sentiment qui, comme la jeunesse, s’évanouit ordinairement sans retour ? Que dis-je ? Jamais, non jamais je n’ai aimé ainsi ! Tu sais quelles avaient été mes idoles jusqu’à ce