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à des bavardages qui n’auraient ni rime ni raison. Je t’écrirai avant mon départ. Ainsi à bientôt.


LETTRE NEUVIEME
Le même au même

P…, 10 mars 1853.

J’ai bien tardé à te répondre, et je me le reprochais ces jours-ci. Je comprenais que ta dernière lettre n’avait pas été dictée par la curiosité, mais par l’intérêt que tu me portes ; cependant j’hésitais toujours, je me demandais s’il fallait suivre ton conseil et remplir ton désir. Mon parti est pris ; je vais m’ouvrir à toi sans détour. Je ne sais si, comme tu le supposes, cette confession me soulagera ; mais il me semble que je n’ai point le droit de te laisser ignorer ce qui a complètement changé mon existence, je me croirais même coupable… Hélas ! je le serais encore bien davantage à l’égard de cette ombre charmante et à jamais regrettable, si je ne confiais point notre douloureux secret au seul cœur que je chérisse encore. Tu es le seul peut-être qui garde en ce monde le souvenir de Vera, et l’opinion que tu t’es formée d’elle est injuste ; je ne puis supporter cette pensée. Il ne m’est point permis de te cacher la vérité ; tu vas tout savoir. Hélas ! peu de mots me suffiront.

Depuis le jour où elle a cessé d’exister, depuis le jour où je me suis fixé dans cette solitude, que j’habiterai jusqu’à la fin de ma vie, plus de deux ans se sont écoulés, et pourtant tous ces tristes détails me sont aussi présens que la réalité même, aussi vifs que les plaies saignantes de mon cœur, aussi amers que mon désespoir… Mais je ne m’apitoierai pas sur mon sort. Il y a des douleurs que les plaintes épuisent en les excitant ; la mienne n’est pas de ce nombre. Je commence ; écoute-moi.

Tu n’as pas oublié ma dernière lettre, la lettre dans laquelle j’avais cru devoir donner le change à tes inquiétudes et où je t’engageais à ne point quitter Pétersbourg. L’assurance de mon langage avait éveillé ta méfiance ; tu n’ajoutas point foi à notre prochaine réunion. Tes soupçons étaient fondés. La veille du jour où je t’écrivais ainsi, j’avais appris que mon amour était partagé.

Mais je le sens, en traçant ces derniers mots, il me sera bien difficile d’achever ce récit. Je vais essayer de rester maître de moi-même, et je jetterai la plume plutôt que de prononcer un mot inutile.

Voici comment j’ai appris que Vera m’aimait. Avant tout, je dois te déclarer (et tu n’en douteras pas) que jusque-là je n’en avais point le moindre soupçon ; plusieurs fois seulement je l’avais trouvée dans une disposition rêveuse qui ne lui était pas habituelle. Enfin