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— Mais qui donc ?

— Ma mère ! me répondit-elle avec lenteur et en frissonnant.

À ces mots, un effroi involontaire me fit trembler aussi comme un criminel qui se croit surpris. N’étais-je point un grand criminel en ce moment ? — Allons donc ! lui dis-je, calmez-vous, dites-moi plutôt…

— Non, au nom du ciel ! non ! me répondit-elle en portant les mains à sa tête ; c’est de la folie… Oui, je deviens folle… Il ne faut point… c’est la mort ! .. Adieu…

Je lui tendis la main. — Demeurez encore quelques instans au nom du ciel ! lui criai-je dans un transport involontaire ; je ne savais ce que je disais et me soutenais à peine. — Au nom du ciel ! je ne le supporterai pas… Elle me regarda, — Demain, me dit-elle précipitamment, demain soit ; aujourd’hui non. Je vous en supplie, partez aujourd’hui même ;… revenez demain soir, par la porte du jardin, près de l’étang. J’y serai ; je viendrai vous trouver… Je te jure que je viendrai, ajouta-t-elle avec passion, et elle me jeta un regard plein de tendresse. Je ne manquerai point à ma promesse, je te le jure ! Je te confierai tout, mais laisse-moi m’éloigner… Et avant que j’eusse ouvert la bouche pour lui répondre, elle avait disparu.

Complètement épuisé par les émotions de cette journée, je restai en place. J’étais comme ébloui. Je pus enfin jeter les yeux autour de moi ; la pièce dans laquelle je me trouvais était sombre, humide, elle avait quelque chose de sinistre. Je me hâtai de sortir et me dirigeai vers la maison. Vera m’attendait sur la terrasse ; elle rentra dès qu’elle m’eut aperçu, et monta immédiatement dans sa chambre à coucher. Je partis.

Comment se passèrent les heures qui suivirent cet entretien ? La figure couverte de mes deux mains, je revoyais sans cesse son divin sourire ; mais, chose étrange, je me souvenais en même temps des paroles de Mme Eltsof, que Vera m’avait rapportées. Elle lui avait dit une fois : « Tu es de ta nature comme la glace ; tant qu’elle ne fond pas, elle est aussi ferme qu’une pierre, mais dès qu’elle change d’état, elle disparaît sans laisser de traces… »

Je me rappelai en outre qu’un jour Vera causant avec moi m’avait dit : — Je ne sais faire qu’une seule chose ; je sais garder le silence jusqu’au dernier instant. — Je n’avais point compris alors le sens de ses paroles… Mais comment expliquer sa frayeur ? me demandai-je… Aurait-elle vraiment cru voir l’ombre de sa mère ? Ce que c’est que l’imagination ! .. Et je ne pensai plus qu’à notre prochaine entrevue. C’est ce même jour-là que je t’écrivis une lettre si trompeuse.

Le soir venu, je partis, et le soleil n’était pas encore couché, que je me tenais déjà à cinquante pas de la porte du jardin, au milieu d’un bouquet d’arbres qui s’élevaient sur les bords de l’étang. J’avais fait