Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/618

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

11 mars.

Je ne me sens point le courage de continuer ce récit comme je l’avais commencé, mon ami : cela ranime trop ma douleur. La nature de la maladie, pour parler comme le docteur, se déclara, et Vera en mourut. Elle ne survécut pas plus de deux semaines au jour qui avait été fixé pour notre fatal rendez-vous. Je la vis une dernière fois sur son lit de douleur. C’est de tous les souvenirs de ma vie le plus pénible. Le docteur m’avait déjà dit qu’il n’y avait plus d’espoir. La soirée était avancée, tout le monde reposait. Je m’avançai avec précaution de la porte de sa chambre, et je jetai les yeux sur elle. Étendue dans son lit, elle avait les yeux fermés ; ses jolies amaigries étaient colorées par la fièvre. J’étais là immobile à la contempler, lorsque tout à coup elle ouvrit les yeux et les arrêta sur moi ; puis, à mon grand effroi, elle se souleva sur son lit, et, me tendant sa main desséchée, elle me dit :

Que vient-il faire dans ce lieu sacré ?
Celui-là… celui qui est là[1]

Le son de sa voix me parut si effrayant, que je pris la fuite. Pendant toute sa maladie, elle ne cessa presque pas de penser à Faust, à sa mère, qu’elle nommait tantôt Marthe, tantôt la mère de Gretchen…

J’ai suivi le corps de Vera au cimetière ; mais depuis ce jour j’ai tout abandonné, et je me suis fixé ici pour le reste de ma vie.

Pense maintenant, mon ami, pense à cette femme dont l’existence a été si courte. Comment expliquer, comment concevoir l’intervention des morts dans la vie réelle ? Je l’ignore, et personne ne pourra jamais répondre à cette question ; mais n’hésite plus à reconnaître que ce n’est point dans un accès de misanthropie que j’ai renoncé au monde. Je ne suis plus celui que tu as connu jadis ; je crois maintenant à beaucoup de choses que je traitais autrefois de folies. Depuis ma réclusion volontaire, j’ai beaucoup pensé à cette malheureuse femme, — à cette malheureuse jeune fille, allais-je dire, — à son origine, au mystérieux concours de circonstances indépendantes de notre volonté que nous autres aveugles nous nommons le sort. Qui sait si chacun des êtres humains qui quitte cette terre n’y laisse point des germes destinés à s’y développer après sa mort ? Qui nous dira jamais le lien mystérieux qui unit les destinées de l’homme à celle de ses enfans, à toute sa postérité, et si ses penchans ne réagissent point sur elle comme ses fautes ? Inclinons-nous, tous tant que nous sommes, devant l’inconnu.

Oui, Vera est morte et j’ai survécu ! Je me rappelle que, lorsque

  1. Faust, première partie.