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renommée. Ceux qui préfèrent les théories économiques aux théories poétiques arrivent parfois à posséder des vignes et des prés, ce qui est un grand bonheur sans doute ; quant à la renommée, ils sont obligés d’y renoncer. La critique ne doit s’occuper que des esprits désintéressés. C’est pour eux qu’elle doit réserver ses conseils. En discutant avec eux et pour eux les questions de goût, elle est sûre d’être comprise. Quand elle juge à propos d’évoquer les grands noms de l’antiquité, elle n’a pas à craindre de leur part le dédain ou l’inattention. Familiarisée par des études assidues avec les types de la beauté poétique, ils écoutent sans étonnement et sans dépit les reproches dont ils sentent la justesse. Au reste, les écrivains qui s’occupent de critique dramatique, sauf de très rares exceptions, ne s’exposent pas au danger dont je parle. Loin de gaspiller les conseils et les pensées, ils font de l’analyse un prospectus industriel. Ils vantent ce qui a réussi pour achalander le théâtre qui débite la denrée nouvelle, ou bien ils battent la grosse caisse et entonnent des fanfares pour venir en aide à quelque usine naissante. Qu’on me blâme ou qu’on m’approuve, je ne veux pas m’associer à ce genre d’encouragement. Sans m’attribuer une clairvoyance souveraine, je suis habitué depuis longtemps à ne tenir aucun compte du succès. Je ne prétends pas avoir raison contre tout le monde, Dieu m’en garde ! mais je ne veux pas user de la parole pour exprimer la pensée d’autrui. C’est pour moi une tâche assez difficile d’exprimer ma pensée personnelle.

M. Louis Bouilhet est un esprit laborieux dont le début a excité l’attention de tous ceux qui aiment sérieusement la poésie. Quoiqu’il y ait dans son poème de Melænis plusieurs pages qui manquent de clarté, personne n’a pu méconnaître l’élévation qui recommande ce premier ouvrage. Il est vrai qu’on y aperçoit tantôt l’imitation d’André Chénier, tantôt le souvenir trop vif d’Alfred de Musset. Cependant, malgré ces réminiscences, que je dois constater, l’auteur ne saurait être confondu dans la foule des versificateurs. S’il prend un grand soin de la forme, il ne se laisse pas séduire par le bruit des mots. On sent qu’il a étudié l’antiquité, qu’il s’est familiarisé par une lecture assidue avec les poètes romains, qu’il a vécu dans le commerce de Virgile et de Catulle, qu’il n’ignore pas les écrivains de la décadence, et ne s’aventure jamais à peindre des mœurs de fantaisie. C’est quelque chose dans le temps où nous vivons. La connaissance des personnages que l’on met en scène est aujourd’hui une véritable originalité. C’est pourquoi le début dramatique de M. Louis Bouilhet nous oblige à de grands ménagemens. L’auteur de Madame de Montarcy est d’ailleurs trop éclairé pour ne pas comprendre la valeur des objections que nous allons lui soumettre. Et si nous parlons de ménagemens, ce n’est pas pour déguiser une partie de notre pensée ; seulement nous croyons que les études sérieuses du poète nous imposent le devoir de ne pas le traiter avec une rigueur absolue. En face de la présomption, notre langage ne serait pas le même.

Madame de Montarcy a été applaudie. Les amis de M. Bouilhet pensent peut-être qu’il n’a plus qu’à suivre la voie où il vient de s’engager. Nous sommes d’un autre avis, et nous tenons à dire pourquoi. Parlons d’abord du sujet. Il y a dans cet ouvrage plusieurs personnages empruntés à l’histoire, et pourtant ce n’est pas, à proprement parler, un drame historique. Louis XIV, Mme de Maintenon, son frère d’Aubigné, la duchesse de Bourgogne,