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abandonner au hasard la succession des scènes qui seront représentées. La charité de sainte Geneviève et de saint Charles produirait sur les spectateurs une impression plus profonde et plus salutaire, si elle était représentée dans un lieu prévu, si elle avait une place nécessaire dans un ensemble conçu à loisir. Or l’unité que je demande sera toujours un rêve tant qu’on ne renoncera pas au morcellement des travaux.


La ville de Paris avait confié à M. Ary Scheffer une des chapelles les plus importantes de Saint-Eustache, la chapelle de la vierge. M. Ary Scheffer, après trois ans de réflexion, a renoncé à ce travail. Pour ma part, je le regrette; j’aurais aimé à voir un peintre aimé du public, et qui ne manque pas d’invention, aux prises avec un sujet qui demande une grande sévérité de style. Marguerite et Mignon ont depuis longtemps popularisé son nom, et le public s’est habitué à croire que ces deux figures sont la preuve irrécusable d’un talent de premier ordre. Sans m’associer complètement à cette pensée, je reconnais dans M. Ary Scheffer un esprit laborieux, trop laborieux peut-être, qui a plus d’une fois trouvé dans la poésie allemande d’heureuses inspirations. Le Christ consolateur, Saint Augustin et sainte Monique, ne démontrent pas d’une manière victorieuse l’aptitude de M. Ary Scheffer pour les sujets religieux. Cependant la chapelle de la Vierge, décorée par lui, n’eût pas manqué d’intéresser. En traitant une telle donnée, il eût révélé plus clairement la vraie nature de son talent, que les gens du monde paraissent ignorer. Il cherche obstinément dans la peinture ce que le pinceau ne pourra jamais exprimer. Pour ceux qui prennent la peine de scruter ses intentions, autant du moins que le permet le caractère parfois indécis de ses œuvres, il est hors de doute qu’il veut lutter avec la parole. Il lui arrive de tenter le développement d’une pensée que la plume seule peut aborder. Il rêve, il médite à la manière des poètes, et il demande à sa palette de traduire sa rêverie, sa méditation. Il ne pouvait toucher le but qu’il se proposait. Son vœu ne s’est jamais réalisé, jamais sa volonté ne s’est révélée sous une forme bien précise, et c’est à l’indécision même de son langage qu’il doit peut-être la meilleure partie de sa popularité. Ses plus fervens admirateurs se recrutent parmi ceux qui n’aiment pas assez la peinture pour se contenter d’un tableau où se trouve représentée une action nettement déterminée. À ces esprits pour qui l’étude est une fatigue, il faut des compositions pleines de sous-entendus; ils achèvent à leur guise ce que l’auteur s’est contenté d’ébaucher ou d’esquisser. En face d’une œuvre claire et complète, aux contours purs et sévères, ils se trouveraient dépaysés, leur rêverie ne saurait où se prendre. Ce qui leur plaît dans M. Ary Schef-,