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donne volontiers raison sur ce point ; il ne la sépare pas des instincts généreux, c’est une excellente pensée que j’aurais honte de réprouver ; mais il va trop loin, et confond la poésie avec la vertu. Or nous savons tous par expérience que poésie et vertu ne sont pas une seule et même chose. La vertu relève de la volonté, la poésie relève de l’intelligence, et quoique la morale prescrive le développement simultané, le développement harmonieux de toutes les facultés humaines, la pratique de la vie nous offre bien rarement l’accomplissement de l’ordre formulé par la morale.

Dans le sermon dialogué de M. Laya, le notariat mène au dévouement, la poésie à l’égoïsme. C’est à ces termes singuliers qu’il faut réduire sa pensée, si l’on veut la connaître et la montrer tout entière. Le notaire est un homme sans soucis, sans préoccupations, pour qui tous les jours sont pareils, dont l’âme toujours sereine assure à sa femme et à ses enfans un bonheur sans mélange, qui n’est jamais ni bourru, ni maussade, qui répond sans impatience à toutes les questions. Sa.femme veut-elle une robe nouvelle ? Il ouvre son portefeuille et ne se fait jamais prier. Sa fille demande-t-elle un piano d’Erard ? Il s’empresse de la contenter. Rien ne lui coûte pour faire de sa maison un vrai paradis. Il y a chez lui tant de bonheur, qu’il n’est jamais question de la vie future. Tous les vœux sont exaucés. À quel propos parlerait-on d’une vie meilleure ? Ce serait vraiment pure folie. Femme, enfans n’ont qu’à parler, tout se passe comme dans les contes de fées. Le souhait le plus hardi n’a pas même besoin du secours de la parole pour se révéler. Le notaire, qui n’est pas un pauvre d’esprit, lit dans les yeux de sa femme le vœu qu’elle n’a pas encore exprimé. Je me plais à croire que M. Laya ne sera pas payé d’ingratitude. Une plume d’or avec un bec de diamant ne serait pas une récompense suffisante. S’il n’obtenait rien de plus, il aurait le droit de se plaindre. Un tel panégyrique mérite au moins que les notaires reconnaissans offrent à l’auteur le titre des testamens gravé sur une tablette d’émeraude ou de saphir. Ce sera peut-être un cadeau dispendieux, mais on ne saurait payer trop généreusement de si magnifiques louanges.

Et maintenant comment oser vous parler du sort réservé à la jeune fille assez folle pour épouser un poète ? La seule pensée de l’avenir qui la menace me donne le frisson. Ni chevaux, ni châles de l’Inde, ni meubles de Boule : quelle misérable destinée ! Comment vivre, comment dormir d’un sommeil paisible, comment respirer librement quand on ne possède pas toutes ces menues bagatelles ? Pour consentir à s’en passer, il ne faut rien moins que la résignation d’une sainte. Le poète n’a pas le temps de songer à sa femme, à ses enfans. Jeunesse, beauté, il ne voit rien. L’avenir de sa famille, il l’oublie ; le dévouement de sa femme, il ne s’en inquiète guère. Il veut détrôner Corneille et Molière. C’est là l’unique ambition qui trouble son sommeil et remplit ses veilles. Qu’il soit applaudi, qu’il soit couronné, et l’univers lui appartient. Pauvre femme ! en rivant sa vie à la vie de ce misérable égoïste, elle ne savait pas au-devant de quelles douleurs elle marchait ! M. Laya, en ami généreux, voulu éclairer d’un seul trait de lumière toutes les jeunes filles à marier. Blondes et brunes, oyez ceci : un poète qui a terminé les quatre premiers actes d’un drame, et qui craint de perdre son tour de lecture, est capable, je frémis en le répétant, de prendre le chemin de fer, de