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d’attente et d’obscure incubation : nul autre caractère qu’une abondance stérile, une médiocrité incolore ; nul indice d’originalité, nulle lueur qui brille dans la nuit et présage l’aurore. Ces innombrables romans, publiés soit en collaboration avec M. Lepoitevin Saint-Alme, qui prenait le nom de M. de Viellerglé, soit sous les pseudonymes d’Horace de Saint-Aubin et de lord R’hoone, ne sont que d’informes ébauches où l’on cherche en vain l’annonce, même lointaine, du talent à venir. N’est-ce point là quelque chose d’étrange ? Et n’y a-t-il pas, dans ce lent débrouilleraient d’un esprit qui se cherche dix ans avant de pouvoir se trouver, comme l’indice et la révélation anticipée de ce qu’il y aura toujours dans cette nature, d’une part de puissant et d’obstiné dans le travail, de l’autre de pénible et d’incomplet, de laborieux et de forcé ?

Son Dernier Chouan, en 1829, annonce pour la première fois, sous l’imitation très visible de Walter Scott, quelque talent de récit et de mise en scène ; mais le nom de M. de Balzac ne sort tout à fait de sa longue obscurité qu’avec un livre qui, dans un genre bien différent, jette tout à coup sur lui un éclat mêlé de scandale : nous voulons parler de la Physiologie du Mariage (1830), livre où il y avait tout juste assez d’esprit pour faire passer beaucoup de corruption et de cynisme. Cette veine licencieuse a été féconde chez M. de Balzac ; elle a produit peu après la longue série de ses Contes drolatiques, nouvelles pour la plupart obscènes, et dont l’obscénité s’aggrave de la crudité de la langue de Rabelais. Ces commencemens sont à noter dans la carrière de M. de Balzac : ils ont une importance considérable ; ils marquent un des traits les plus caractéristiques de sa nature, un de ceux que nous verrons le plus obstinément et le plus fâcheusement reparaître.

Quoi qu’il en soit, malgré le succès de la Physiologie du Mariage, M. de Balzac n’était point encore classé parmi nos romanciers en renom quand parut, en 1831, le premier de ses romans restés célèbres, la Peau de Chagrin. On fit au sujet de ce livre, avant et après la publication, plus de bruit qu’il ne méritait : il y avait là l’indice d’un talent réel, quoique outré. Après tout néanmoins, sous des formes prétentieusement et obscurément philosophiques, ce n’était qu’une imitation des contes d’Hoffmann, gâtée par la déclamation romantique et un faux lyrisme. Quoi qu’il en soit, de ce jour M. de Balzac a conquis son droit de cité dans les lettres, et bientôt après sa réputation s’établit définitivement avec ses Scènes de la vie privée et de la vie de province, qui sont demeurées son vrai titre de gloire : courtes et charmantes études qui s’appellent la Femme abandonnée, la Femme de trente ans, la Grenadière, les Célibataires, et au premier rang Eugénie Grandet.