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styles, s’approprier toutes les formes : il a voulu être poète, philosophe, moraliste, réformateur religieux, conteur rabelaisien, narrateur épique, rêveur lyrique, dramaturge, auteur comique, législateur. C’était peu : il a prétendu connaître toutes les sciences, posséder tous les arts et tous les métiers. Pour s’être un jour frotté à Geoffroy Saint-Hilaire, il s’est cru naturaliste et a traité d’égal à égal Cuvier et Buffon. Ne doutant de rien, tranchant les problèmes les plus ardus avec une audace qui n’était égalée que par son ignorance, il s’est posé tour à tour en phrénologue, en physiologiste, en diplomate ; il a été peintre, musicien, imprimeur, papetier, homme d’affaires surtout et procureur. Il a plaidé comme un avocat des procès de contrefaçon[1] ; il a rédigé comme Voltaire (Dieu sait pour quel client et dans quelle cause !) des mémoires à consulter[2]. Il a voulu être journaliste, écrire, comme il disait, la comédie du gouvernement, et se donner, lui aussi, le plaisir d’insulter publiquement des ministres et des hommes d’état[3] ; il a prétendu régénérer la critique littéraire, qui manquait, à son avis, d’indépendance et d’impartialité[4], et c’est pour satisfaire à cette double ambition qu’il fonda plusieurs publications mortes quasi en naissant, se faisant entrepreneur de recueils périodiques et de journaux, comme il s’était fait à l’occasion fermier de théâtre et entrepreneur de succès dramatiques[5]. Il a voulu enfin être homme politique et a répandu des circulaires électorales. Napoléon était l’objet de son culte : il admirait en lui le type de la force et prétendait le continuer. Sur le socle de sa statue, on raconte qu’il avait écrit cette étonnante phrase : « Achever par la plume ce qu’il a commencé par l’épée. » Toutefois, ajoute-t-on, cette admiration n’aurait pas toujours été exempte de quelque jalousie, et un jour il lui serait échappé de dire : « Encore cet homme ! Il est écrit que je le rencontrerai partout… »

Avec beaucoup d’esprit, M. de Balzac était complètement dénué

  1. Affaire du Mémorial de Rouen.
  2. Affaire Peytel.
  3. Dès 1831, il avait écrit dans un journal dont il convient d’oublier le nom. Plus tard, il écrivit dans la Mode, dans l’Echo de la Jeune France, etc. Sa Revue Parisienne (1840) contient des articles politiques où, à défaut de jugemens sur les affaires du temps, l’auteur prodigue les personnalités avec une désinvolture d’insolence qui va jusqu’à l’injure.
  4. Dans la Chronique de Paris (1835) et dans la Revue Parisienne. C’est la Revue Parisienne qui publia ces étonnans articles où il porte aux nues l’auteur de la Chartreuse de Parme, ce chef-d’œuvre du XIXe siècle, plus chaste que le plus chaste roman de Walter Scott, plus sublime que la Phèdre de Racine. (N° du 25 septembre 1840.)
  5. Pour la première représentation de Quinola, il s’était réservé la location de la salle entière de l’Odéon. Les petites roueries qu’il mit en œuvre pour faire monter le prix des billets, toute cette misérable comédie a été racontée avec un esprit impitoyable par son ami M. Léon Gozlan.