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qu’a fait trop souvent M. de Balzac. Attaquer de front la morale, prêcher des maximes téméraires, il ne s’y hasarde point. Il laisse à d’autres les déclamations passionnées et les paradoxes brillans. Tout au plus, pour excuser le vice, l’entourera-t-il de palliatifs et de circonstances atténuantes[1]. Au fond pourtant cette modération n’est qu’indifférence ; il ne blâme rien, mais il se moque de tout. Il accepte en théorie toutes les lois, soit morales soit sociales, sauf à n’en tenir compte en pratique. Ce sont des faits : maladroit qui s’y heurte ! les habiles les tournent. En un mot, il n’y a point de morale, mais des mœurs ; il n’y a point de principes, mais des opinions et des coutumes.

Comment parlent ses héros favoris, les personnages qui représentent dans ses romans la sagesse de la vie, l’expérience du monde, la raison railleuse et désillusionnée ? « Il n’y a pas de vertu absolue, mais des circonstances. » — « Le bonheur comme la vertu, comme le mal, expriment quelque chose de relatif. » Voilà leurs axiomes. Leur morale est celle du plaisir et du succès, et cette morale, semée en saillies brillantes dans des conversations spirituelles, distillée en quelque sorte en épigrammes, en remarques satiriques, circule partout à travers l’œuvre, comme un venin qui s’insinue et qui s’infiltre. C’est la philosophie de Candide mise à la mode du siècle, c’est son ironie amère, son scepticisme et son mépris de l’homme. M. de Balzac, sous une forme nouvelle et peut-être plus dangereuse que celle de Voltaire, a continué son œuvre dissolvante, et les jeunes gens de la génération contemporaine n’ont que trop subi la triste influence de ces idées. À leur entrée dans le monde, ils demandaient aux livres de M. de Balzac de leur apprendre le monde : sous quelles couleurs l’y trouvaient-ils peint ? Dans toutes ses œuvres éclate un pessimisme désespérant. Le monde apparaît comme livré au vice : le mal règne partout sous le manteau hypocrite de la vertu et des convenances. Le devoir y semble un mot, le dévouement une folie, l’abnégation une sottise. La loi est complice de toutes les infamies et sert à couvrir tous les crimes, si bien que dans cette société égoïste, dans ce monde composé de dupes et de fripons, de calculateurs et de niais, où le mérite n’est rien, où l’intrigue est tout, celui-là est un sot qui, n’ayant pas l’argent ou la force, ne sait pas, pour faire son chemin, employer la ruse ou la corruption.

Le triomphe du mal a été, on le sait, une des thèses favorites de

  1. Un de ses amis est même plus sévère sur ce point : il lui reproche « de présenter toujours les femmes comme victimes, même comme victimes de leur propre infidélité… Il les excuse, ajoute-t-il, il fait mieux, il divinise leurs fautes au point qu’on doit douter, à l’en croire, si la vertu et la constance ne les rendraient pas moins dignes de respect. » (Balzac en pantoufles.)