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V

Il y a longtemps qu’on l’a dit, et avec une grande justesse : les œuvres de l’imagination ne vivent que par le style.

Certes on ne peut pas dire que M. de Balzac fût un écrivain vulgaire ni insouciant de la forme. Il l’avait en lui l’instinct de l’artiste, l’aspiration au beau, et cette poursuite persévérante du mieux qui est le tourment de tous ceux qui sont dignes de tenir une plume ou un pinceau. A-t-il atteint le but ? a-t-il réalisé cet idéal qu’il entrevoyait ? S’il a eu le sentiment du beau, en a-t-il eu la puissance créatrice, et a-t-il imprimé à ses œuvres cette perfection de la forme qui seule défend de l’oubli ?

Qu’il ait quelquefois approché du but, que dans quelques-uns de ses ouvrages, et notamment dans ses premières études de la vie privée, il ait rencontré dans une mesure suffisante cette harmonie des proportions, cette correction du style qui font les œuvres durables, on ne saurait le méconnaître. Plusieurs de ses nouvelles, et ce sont les plus simples et les plus courtes, resteront dans notre littérature, non pas que la forme y soit irréprochable : on t pourrait relever bien des taches, bien des affectations et des violences d’expression ; seulement les taches ne déparent pas trop l’œuvre et ne nuisent pas au charme de l’ensemble. Mais que dire des romans qui ont précédé ? que dire surtout de ceux qui ont suivi ?

M. de Balzac écrivait péniblement. Il écrivait, non pas seulement sans plan, mais sans suite et à l’aventure. Sa pensée ne se dégageait qu’avec peine des nuages épais qui l’obscurcissaient ; il l’entrevoyait confusément, comme à travers un brouillard, et au lieu d’attendre, pour prendre la plume, que la réflexion l’eût précisée, il commençait a écrire sur une première donnée vague et indécise, puis il allait ainsi devant lui, sans trop savoir où, hésitant, tâtonnant, cherchant l’inspiration qui souvent se dérobait, appelant la lumière qui souvent tardait à se faire, parfois arrêté court dans un chemin sans issue, ou plutôt comme embourbé dans quelque fondrière d’où il ne savait plus comment sortir. C’est ainsi que tels de ses romans, Seraphita par exemple et le Lys dans la Vallée, sont restés plusieurs années en suspens, écrits et même publiés à moitié, l’auteur cherchant en vain le développement de sa pensée et impuissant à trouver un dénoûment. D’autres fois, revenant sur ses pas, il était obligé de changer de route et de but, ou bien même d’abandonner tout à, fait une idée qui ne pouvait aboutir.

On sait que M. de Balzac faisait en quelque sorte ses romans sur les épreuves d’imprimerie, livrant d’abord une ébauche rapide et