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Il y a donc beaucoup à louer et plus d’une figure à blâmer dans le Calvaire de Saint-Philippe. C’est une composition qui paraît conçue d’une manière spontanée, dont l’exécution n’a pas un caractère définitif. L’auteur n’a pas médité assez longtemps sur les difficultés qu’il aurait à surmonter, et son travail s’est ressenti de son imprévoyance. Le reproche que j’adresse au Calvaire de M. Chassériau est trop souvent mérité par les jeunes peintres d’aujourd’hui. La génération nouvelle s’est habituée à croire que la méditation amoindrit la pensée, que la lenteur dans l’exécution en ternit le charme poétique. M. Chassériau, malgré son ardeur pour le travail, n’avait pu se dérober à la contagion de cette double méprise. Il voulait, pour traduire ce qu’il avait conçu, des moyens rapides, et pour se contenter, il lui arrivait de sauter à pieds joints par-dessus les obstacles qu’il avait aperçus. En suivant cette méthode, il ne pouvait manquer de blesser le goût des esprits délicats. Ceux mêmes qui se plaisaient à reconnaître le caractère ingénieux de ses conceptions se demandaient pourquoi il ne prenait pas la peine de mettre sa pensée au net. C’est aujourd’hui un travers à la mode. On croit prouver sa puissance en indiquant ce qu’on a voulu faire, en négligeant d’exprimer complètement sa volonté. Hélas! ce qu’on donne pour une preuve de puissance n’est que l’oubli de la nature humaine : les plus heureuses facultés ne sauraient effacer les misères de notre nature. Nous vivons dans le temps, et l’œuvre même du génie a besoin du temps pour se produire; à plus forte raison le talent doit-il obéir à cette nécessité. Je veux bien croire que M. Chassériau doutait parfois de lui-même, je le crois d’autant plus facilement qu’il n’a pas toujours suivi la même route; seulement chez lui ce doute n’était pas assez fréquent. Après avoir accepté docilement les doctrines de M. Ingres, il s’était engagé sur les pas de M. Delacroix. Le Calvaire de Saint-Philippe, je n’ai pas besoin de le dire, appartient à sa seconde manière. J’ignore combien il a dépensé de journées dans l’achèvement de ce travail. Quel qu’en soit le nombre, j’ose affirmer qu’il l’a mené trop rapidement. Une aussi vaste composition prépare bien des mécomptes à l’esprit le plus prévoyant. Qu’est-ce donc si le peintre, dans la crainte d’amoindrir sa pensée par la méditation, s’est hâté de l’esquisser, et s’il a transcrit sur la muraille sa première conception? Que de figures à corriger, à effacer! que d’erreurs inaperçues dans l’esquisse, et qui se révèlent dans l’exécution définitive! Combien de trous inattendus dans l’espace qui semblait garni! Le regard le plus pénétrant est inhabile à deviner sur un dessin de quelques pouces tous les obstacles qui se présenteront quand les figures prendront les proportions de la nature. Le Calvaire de Saint-Philippe, heureusement conçu, harmonieux dans son aspect.