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que parcourent les voyageurs ne sont pour la plupart que des sentiers battus à travers les jongles, les montagnes, les déserts. Le natif lui-même, fidèle aux habitudes de ses ancêtres, ne laisse de traces de son passage sur la route qu’à la boutique où il achète le riz nécessaire à sa nourriture quotidienne. Ce ne sont pas la toutefois les victimes de choix des thugs. Celles pour lesquelles ils déploient les trésors de leur hypocrisie et leurs ruses les plus sa vantes, ce sont les porteurs qui, suivant les nécessités du commerce, transportent d’un bout à l’autre de l’Inde des diamans, des métaux précieux. Certains chefs de bande occupent d’ailleurs des positions honorables qui éloignent d’eux tout soupçon de complicité dans des attentats dont ils partagent le butin. Que l’on nous permette à ce propos de citer un fait authentique qui donne une juste idée de l’audace des thugs et de l’exactitude de leurs informations. Une bande de thugs qui désolait le district d’Hingolee en 1829 avait pour chef l’un des plus riches marchands du pays nommé Hurree-Sing. Ce dernier, instruit qu’un marchand du district devait ramener de Bombay un assortiment considérable d’étoiles de soie et de drap, demanda une passe à la douane pour obtenir la libre entrée de ces marchandises, dont il donna une liste exacte. La passe obtenue, il se porta à la rencontre du convoi avec ses gens, mit à mort le légitime propriétaire et ses serviteurs, et fit ensuite entrer les étoffes à la frontière comme siennes sous la protection du permis an térieurement et frauduleusement obtenu.

Ce qui semble plus extraordinaire que l’immense système de destruction pratiqué par les thugs, ce qui est à la fois la condamnation et la honte des divers gouvernemens qui ont successivement administré l’Inde depuis des siècles, c’est que leur histoire est presque muette au sujet du thuggisme. De tous les rois de l’Inde, Akbar fut le premier qui sévit contre les thugs. Après lui, quelques princes natifs livrèrent au dernier supplice des sectaires de Bowhanee, mais sans système arrêté de répression, avec des moyens d’action trop restreints pour ruiner une association aussi formidable. Un fait qui semblera inexplicable à quiconque n’a pas vu sur les lieux mêmes l’impénétrable mystère qui protège tous les détails du mécanisme intérieur de la communauté native, c’est que cinquante années de conquêtes avaient déjà assis la domination anglaise dans l’Inde lors que les forfaits des thugs excitèrent pour la première fois l’attention du gouvernement de la compagnie. À cette époque disparurent plusieurs soldats indigènes se rendant en congé dans leurs villages avec leurs économies, et les enquêtes auxquelles ces disparitions donnèrent lieu révélèrent l’existence du thuggisme, sans faire soupçonner toutefois l’étendue du mal, car, pendant les vingt années qui suivirent ces premières découvertes, les thugs ne furent l’objet d’aucunes