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quelque esprit ascétique, et il sera digne pendant huit jours d’habiter la cellule de saint Bruno. Aujourd’hui, s’il rencontre sur son chemin quelque âme éprise du plaisir avec élévation et sincérité, comme cela se trouve parfois, vous le verrez marcher dans les brodequins d’Alcibiade. En définitive, après tous ces rôles qu’il accepte dédaigneusement des événemens et des hommes, c’est la même nature qu’il laisse constamment reparaître ; après le masque souriant ou austère, c’est le même visage que l’on revoit, ce front où se sont amoncelées déjà tant d’ombres, ce regard qui semble chaque jour jeter à la vie une interrogation plus ardente et plus désolée. Je veux simplement dire ceci, qu’il résolut pour quelque temps de se laisser diriger par Strezza.

Or un beau matin, pendant qu’il fumait enseveli entre des piles de coussins et entouré moitié par le tabac, moitié par la rêverie, de nuages qui lui cachaient agréablement les réalités de ce monde, le Valaque entra, s’assit à ses pieds, et lui parla à peu près ainsi :

— Savez-vous, mon cher Hugues, que vous menez une vie insipide, et même coupable, croyez-le bien ? À quoi vous servent ce beau ciel, votre santé et vos loisirs, si vous ne vous associez pas au moins pour quelques jours à quelque créature belle, bien faite et d’agréable humeur, propre à vous laisser un bon souvenir ? Tenez, laissez-moi vous mener ce soir chez Mme Frazzini.

Ici Hugues se permit une interrogation.

M. Frazzini, dit-il, est mon banquier, et je le vois quand j’ai besoin d’argent ; mais je ne veux rien demander à sa femme. Toute jolie qu’elle est assurément, elle possède l’art de me déplaire à un degré où ne l’ont jamais eu les plus tristes laiderons. Elle est née, je crois, à Marseille : Eh bien ! je trouve une cruelle analogie entre son regard et son accent. Dans ses yeux comme sur ses lèvres, Il y a quelque chose d’éternellement sautillant qu’on voudrait à toute force voir se calmer un moment. Puis elle appartient à cette race malencontreuse de coquettes qui me versent le sommeil alors qu’elles s’efforcent de me causer la plus vive excitation. Je finis par m’endormir désagréablement au bruit de cette parole vide, et surtout de cet insupportable rire qui accompagne sans cesse tout ce qu’on lui dit et tout ce qu’elle vous dit. Ah ! Strezza, mon cher Strezza, si vous voulez enchanter pour moi les rives du Bosphore, ne me les faites pas fouler avec Mme Frazzini.

— Je n’interromps jamais, reprit le Valaque avec calme, les gens qui disent du mal de leur prochain. Maintenant que vous avez fini votre tirade, je dois vous déclarer que je n’ai nullement pensé à vous armer contre le repos de votre banquier. Laissez-moi vous mener, vous disais-je, chez Mme Frazzini, et la vous verrez une des merveilles