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de 10 thalers. Tout en plaignant ce pauvre Jahn d’avoir été réduit à vendre sa petite gloire littéraire, je ne puis m’empêcher d’admirer M. Hoepffner d’avoir payé dix écus une pauvreté pareille. L’Encouragement du patriotisme dans l’empire allemand est un dithyrambe guerrier en faveur des héros de l’armée prussienne ; l’auteur s’y démène d’une manière effrayante pour prouver qu’un Prussien est plus fort que « trois Saxons, trois Hanovriens, trois Mecklembourgeois et trois Suédois. » Rien n’est plus ennuyeux que la lecture de cette brochure, si ce n’est la lecture des autres ouvrages de M. Jahn. Ces ouvrages sont signés de son nom et se distinguent par des titres pompeux ou mystiques. En 1806, il publia l’Enrichissement du trésor de langue du haut-allemand. C’est un traité sur les synonymes qui prétend compléter l’excellent dictionnaire du savant professeur Eberhard. L’auteur ne se doute ni du génie de la langue allemande, ni de la grammaire, ni des monumens du passé, ni des recherches étymologiques. L’unique mérite du livre est d’avoir émis le vœu de former à Berlin une société de linguistes allemands, vœu utile et qui s’est réalisé quelques années plus tard.

Les autres écrits de Frédéric-Ludwig Jahn sont un Essai sur la nationalité allemande[1], un ouvrage intitulé Caractères runiques, une suite à cet ouvrage, puis des Notes pour servir de supplément aux recherches sur la nationalité allemande. Ces livres reflètent parfaitement la physionomie de l’auteur, un mélange d’affectation et de naïveté, d’ignorance et d’orgueil souffrant, de pensées vulgaires et d’aspirations idéales, de philistinisme et d’enthousiasme politique. Un seul ouvrage que M. Jahn a publié en collaboration avec son ami, M. Ernest Eiselen, mérite une mention favorable. C’est l’Art de la gymnastique allemande. Ce traité sert encore aujourd’hui de manuel aux directeurs des exercices gymnastiques en Allemagne.

Ce qui est plus surprenant encore que les œuvres littéraires et politiques du pauvre teutomane, c’est le livre de M. le docteur Proehle. Y want a hero, an uncommon want ! s’écria dans le temps lord Byron. M. Proehle, lui aussi, avait besoin d’un héros, mais son choix n’a pas été heureux, il s’est fait non-seulement le biographe, mais le panégyriste d’un personnage ridicule ; il a pris au sérieux les rodomontades de ce don Quichotte du Nord ; il a glorifié les égaremens déplorables de son patriotisme burlesque. Il nous permettra de lui rappeler les belles paroles de Henri Heine : « Ce qui nous frappe d’abord, c’est que le grand levier que des princes ambitieux et avides savaient faire si bien jouer autrefois, la nationalité, avec ses vanités et ses haines, est émoussé et usé ; chaque jour s’éteint un de ces sots préjugés nationaux, toutes les âpres singularités des peuples sont écrasées sous l’action de la civilisation générale européenne. Il n’y a plus de nations en Europe, mais seulement des partis, et c’est chose curieuse de voir comme ceux-ci se reconnaissent tout de suite malgré la différence des couleurs, et s’entendent en dépit de la multiple confusion des langues. Alors même que les têtes se trompent, les cœurs n’en sentent pas moins ce qu’ils veulent, et le temps marche toujours vers l’accomplissement de sa grande tâche. »

Ferdinand Goldschmidt.

V. de Mars.
  1. Ce livre a été traduit en français en 1825 par P. Lortet.