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s’allonge, les faits et les temps se confondent, et ce qui est récent efface successivement ce qui est passé. S’il fallait aujourd’hui, de l’histoire moderne, ne savoir que ce qui est conservé dans la mémoire des hommes actuels indépendamment de toute écriture, les notions n’iraient pas bien haut et seraient très confuses, témoin ce que firent de Charlemagne la légende et la tradition dans les récits de Turpinet de nos trouvères. Aussi les plus vieux souvenirs des générations antiques, d’ailleurs sujets toujours à être remaniés tant qu’ils n’ont pas été consignés dans des ouvrages de date certaine, font bien vite défaut à la recherche ascendante vers les époques primitives.

Les livres sont à la fois plus sûrs et plus amples ; mais à mesure que l’on s’enfonce dans l’antiquité, ils deviennent rares d’une façon singulièrement rapide, et quand on atteint des temps qui ne sont pas pourtant bien anciens, par exemple l’âge d’Homère ou de Moïse, de Zoroastre ou des Védas, on n’a plus qu’un seul livre, unique témoin qui nous soit parvenu, unique flambeau pour ce qui a précédé. Et cependant il est bien sûr qu’un immense passé a seul pu préparer la naissance de ces livres, en préparant des sociétés comme celles de la Judée, de la Perse, de la Grèce et de l’Inde, où les religions, les gouvernemens, les arts, l’écriture, s’étaient déjà développés. Les monumens vont plus haut que les livres. Ainsi, quand la Genèse a été écrite, quand Homère a chanté ses poèmes, quand Zoroastre a composé sa loi, quand les hymnes védiques sont venus présider au foyer domestique du père de famille arien, il y avait longtemps que les énormes pyramides, les temples de l’Égypte et les palais de ses rois bordaient, comme une allée gigantesque, les rives du Nil, merveilleux et fécondant ; mais, ainsi que les livres, ces monumens témoignent d’une longue antiquité, plus vieille qu’eux, et dans laquelle le regard ne peut pénétrer. Traditions, livres, monumens s’arrêtent, chacun suivant sa nature, à une certaine étape dans le chemin de l’histoire.

Il est un élément qui remonte plus haut que tout cela, ce sont les langues. Les langues que nous parlons, les mots que nous prononçons, ne sont pas nés d’hier ; chose singulière, ces vocables qu’on croirait une simple vibration de l’air sonore, et qui semblent si fugitifs et si précaires, ont des racines qui s’enfoncent profondément dans le sol, et que des fouilles bien conduites poursuivent fort loin. Le français, nous le savons, est dérivé du latin ; mais le latin n’est point indigène dans les Gaules : il y rencontra le celtique et y fut heurté aussi par l’allemand, que la conquête y amenait. Ce celtique, ce latin, ce tudesque, que les événemens mettaient ainsi en présence, et qui n’avaient aucun moyen de se reconnaître alors, étaient pourtant des langues sœurs dont la linguistique a retrouvé les généalogies et les titres de famille. De plus, elles étaient toutes les trois étrangères