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Voyez l’histoire : là où les sciences et leur philosophie ne font plus de progrès, les choses restent stationnaires et immobiles ; là où elles sont dans une ascension non interrompue, tout se meut et suit leur marche ascensionnelle. Aussi ceux des pouvoirs qui se sont sentis mal compatibles avec elles ont-ils plus d’une fois essayé de leur fermer la carrière, comme cet éphore, inutilement prudent, qui coupa deux cordes d’une lyre novatrice. Heureusement la force compressive s’est toujours trouvée plus faible que la force d’expansion, et les relations entre la science et la société sont incessamment devenues plus nécessaires et plus visibles.

M. Renan est un habile écrivain. Il a non-seulement la lucidité, sans laquelle on n’agit guère sur le lecteur, mais encore l’élégance qui plaît, et, comme dit Cicéron, ces lumières du style, lumina dicendi, qui sont dans une page ce qu’est la lumière du jour dans un paysage. Le style est l’intermédiaire entre les recherches abstraites de l’érudition et de la science et la masse de ceux qui veulent et qui doivent avoir des clartés de tout. En effet, s’il est des régions élevées, domaine de la pensée abstraite et de la raison spéculative, ces régions ne sont point, dans leur isolement, quelque retraite où l’on vivrait dans je ne sais quel ascétisme intellectuel. Le long de la route qui y conduit, sont rangés, à toutes les hauteurs possibles, les esprits les plus divers, qui servent d’intermédiaires, et c’est ainsi que descend le courant d’idées et de découvertes qui féconde les terres sub-jacentes. Mais il y aurait une bien grande erreur à croire qu’elles donnent sans recevoir ; loin de là, tout ce qu’elles ont de fertilité, elles le doivent au fond sur lequel elles reposent. La science, la philosophie et l’intelligence d’élite ne sont quelque chose que grâce à l’héritage commun, résultat du travail de tout le monde. C’est une circulation qui ne s’arrête pas, et que le cœur de l’humanité entretient par son jeu régulier. Elle fait la force et la sécurité des grands esprits et écarte le scepticisme, naturel à la pensée qui se croit solitaire.

Le but de la vie individuelle, sitôt qu’elle prend conscience d’elle-même, est d’agrandir et d’orner la vie collective. Les générations passées ont été engagées instinctivement dans ce grand service ; les générations futures y seront engagées de propos délibéré et avec la claire vision de leur office social. Là est le lien qui unit les forts et les faibles, les esprits supérieurs et les intelligences communes, l’élite et la foule, et qui, dans une immense et saine solidarité, écarte les trompeuses délices d’un isolement illusoire.


É. LITTRE.