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couleurs et des formes qu’il n’avait pas revêtues jusque-là ; l’esprit nouveau s’y révèle sous d’anciens costumes et des formes connues, car c’est l’originalité de miss Brontë et de toute sa famille que cette union entre l’esprit moral de l’ancienne Angleterre et l’esprit moral de la nouvelle Angleterre. Ces deux sociétés qui se fondent en une dans la famille Brontë, qui y forment un mélange si extraordinaire, qui donne à son génie comme une sorte d’hésitation et de gêne, se présentent en outre dans ce livre parfaitement distinctes l’une de l’autre, et nous sont révélées sous leurs aspects les plus curieux : d’une part, la société nouvelle, le monde littéraire actuel, le monde imprégné d’idées et de sentimens que miss Brontë a pressentis, désirés, compris, sans oser les avouer ni les accepter entièrement, monde qui a franchi la limite de l’hésitation qu’elle n’a jamais osé dépasser ; de l’autre (c’est la portion du livre qui contient les peintures et les révélations les plus curieuses), cette vieille vie anglaise qui est encore si près de nous, et qui en est si loin par tant de côtés. L’Angleterre d’il y a cinquante ans ressuscite devant l’imagination du lecteur, grâce aux vestiges que l’auteur fait passer sous ses yeux. Les Anglais contemporains eux-mêmes ont pu rester frappés de surprise devant les types étranges qui leur sont révélés ; ce sont des figures de politiques, d’ecclésiastiques, de paysans, de maîtres d’école, qu’ont rarement connues certes les hommes qui ont moins de cinquante ans. Nous avons là des échantillons de toute sorte de ces vieilles mœurs anglaises fortes et barbares, pleines de bonhomie, de brutalité, de cruauté et d’esprit moral, et de ces violens préjugés séculaires à l’ombre desquels a grandi, exclusive, jalouse, intolérante, la nationalité anglaise. Walter Scott racontait qu’il avait vu dans son enfance les paysans des Highlands danser leurs danses barbares sur les bruyères, en agitant le poignard celtique et en chantant une sorte de chant de guerre, et ces mœurs si rapprochées semblaient déjà aux contemporains de Walter Scott plus lointaines que l’époque d’Elisabeth. Certaines parties du livre de mistress Gaskell, les chapitres où sont résumées et exposées les mœurs populaires du West-Riding à l’époque de l’enfance de miss Brontë, où sont décrits les types des clergymen de Haworth et de Roë-Head, et les relations des paroissiens anglicans ou dissidens avec leurs ministres, peuvent produire la même impression sur nos contemporains, et les transporter en esprit au-delà même du XVIIIe siècle.

Ce livre fait le plus grand honneur à la femme dont il raconte la vie, à celle qui l’a écrit, et au pays auquel l’une et l’autre appartiennent. Oui, quelque chose du grand esprit moral qui fut l’âme de miss Brontë et qui a inspiré sa vie revient de droit à l’Angleterre. Chez les nations du continent, les hautes qualités morales et les