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à la république n’a duré plus longtemps, et nulle part la république n’a laissé des souvenirs aussi ardens. La mémoire du protecteur, qui avait délivré de toute entrave commerciale les manufactures de laine du West-Riding, resta longtemps chérie du peuple, et il n’y a pas trente ans encore, on parlait du temps d’Olivier pour désigner une époque de prospérité inaccoutumée. Sous la restauration, l’opposition aux Stuarts rencontra dans cette population un auxiliaire actif, et les ministres têtes rondes, privés de leurs bénéfices par les cavaliers et le clergé royaliste, trouvèrent abri ou secours parmi toutes les classes de la population, dans la gentry comme chez les plus pauvres paysans. Ils ont conservé leur esprit puritain et donnent à leurs enfans des noms de baptême exclusivement tirés de l’Ancien Testament ; leur enthousiasme républicain a ajouté à la liste des noms bibliques les noms des révolutionnaires du continent que la renommée a portés jusqu’à eux, de sorte que, dans plus d’une famille, des Dembinski et des Kossuth vont grandir à côté des David et des Samuel.

Les manières et les mœurs de cette population semblent avoir été formées sur le patron de leurs ancêtres, guerriers saxons ou pirates danois. Le voisinage des forêts avait encore empreint leur caractère d’une sauvagerie particulière. Dans la première partie de ce siècle, à l’époque où M. Brontë vint prendre possession de sa cure, les habitudes les plus barbares régnaient parmi la population : la vengeance était léguée de père en fils comme un héritage, le crime était regardé comme un acte d’énergie. La capacité de boire beaucoup sans s’enivrer passait pour une vertu virile. Les amusemens faisaient frémir : les plus innocens étaient à coup sûr les courses de chevaux et les courses à pied, où les coureurs, dans une nudité à peu près complète, offraient aux curieux le spectacle le moins décent. La plus immorale de ces coutumes était celle des arvills ou repas funèbres. Au moment où les fossoyeurs descendaient le mort dans sa fosse, le sacristain annonçait officiellement aux amis et aux assistans que le repas funèbre se tiendrait au Taureau-Noir ou à telle autre auberge des environs. La compagnie s’y rendait, et oubliait sa tristesse dans des flots d’ale, de rhum, ou d’un horrible mélange de bière et d’eau-de-vie énergiquement appelé du nom de nez de chien. Avant la fin du repas, la moitié des convives avait roulé à terre, et les survivans de ces joutes alcooliques employaient leur surabondance de forces à se livrer des batailles sanglantes. De pareilles brutes énergiques peuvent voir le sang couler sans horreur, et en effet leur indifférence à l’endroit de la vie humaine est telle qu’elle peut étouffer même la voix des sentimens naturels. M. et Mme Gaskell furent témoins de leur incroyable dureté dans une visite qu’ils firent à Addingham,